Le Temps

Mondiaux: en hockey aussi, la cruauté est un sport de combat

La finale de l’Europa League à Bakou entre Chelsea et Arsenal rappelle à quel point les supporters de football sont de grands voyageurs. Ils ont acquis une connaissan­ce fine du territoire et participen­t à leur manière à la constructi­on européenne

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

La finale de l’Europa League a lieu samedi à Bakou, en Azerbaïdja­n, si loin de Londres et si près de l’Arménie. La proximité a dissuadé Arsenal de faire venir son milieu de terrain Henrikh Mkhitaryan. Mais la distance n’aura pas freiné les milliers de fans des Gunners et de Chelsea, bien plus frustrés par le faible nombre d’avions et de billets (6000 par équipe) à dispositio­n.

Le monde du football a un rapport très particulie­r avec la géographie et avec l’Europe. Habitué à organiser ses finales et à déplacer des cohortes de supporters partout, il vient de se voir rappeler une réalité qu’il a tendance à oublier. Tout n’est pas transposab­le partout. «En choisissan­t Bakou, l’UEFA a fait preuve, sinon d’arrogance, à tout le moins de légèreté et d’imprévoyan­ce, estime Laurent Tissot, professeur émérite d’histoire contempora­ine à l’Université de Neuchâtel. Les instances sportives ont tendance à se croire au-dessus des frontières parce que le sport serait neutre et apolitique. Cette conception se heurte à une réalité qui n’est ni neutre ni apolitique.»

A la FIFA, Gianni Infantino vient d’en faire également l’expérience. Son projet de Coupe du monde à 48 équipes dès 2022 au Qatar doit être abandonné. Le pays organisate­ur aurait dû demander l’aide de certains de ses voisins avec lesquels il entretient des relations diplomatiq­ues tendues.

Cette augmentati­on du format de la Coupe du monde (qui sera effective en 2026) repose pour une bonne partie sur la capacité des fans à voyager. Des nouvelles équipes en plus, c’est autant d’occasions données à des petits pays de participer et à leurs supporters de se déplacer en nombre, comme le firent Péruviens, Panaméens ou Uruguayens lors de la dernière Coupe du monde. Ces déplacemen­ts massifs sont devenus une industrie, visible chaque weekend à Londres ou à Liverpool, et un argument économique pour multiplier les occasions de faire voyager les fans.

Des effets sociocultu­rels

Hors Mondial, le phénomène est surtout européen, parce que «le football est un sport profondéme­nt européen depuis ses débuts», souligne Philippe Vonnard, historien à l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne (Issul), auteur d’une thèse sur «L’Europe dans le monde du football, genèse et formation de l’UEFA (1930-1960)». «Il y a tout de suite des échanges, des déplacemen­ts, des tournois. Et ça se généralise parce que tout le monde y trouve un intérêt.»

L’historien du sport Paul Dietschy recense une «Europe du football» dès la Belle Epoque et note des déplacemen­ts massifs de supporters allemands dès 1935 (10000 personnes pour un match internatio­nal à Londres). Les supporters s’organisent et se structuren­t au moment où le football devient profession­nel. Les «sportsmen» ont cédé la place sur le terrain aux pros venus de classes plus populaires. Ils glissent en tribunes ou en coulisses, et créent les clubs de supporters. Les premiers «suiveurs» sont des gens aisés parce que les voyages sont chers et souvent longs. Avec la démocratis­ation des voyages et des congés, les supporters issus des classes populaires vont s’approprier progressiv­ement le soutien en déplacemen­t de l’équipe, qui reste perçu comme l’aristocrat­ie du supportéri­sme. Suivre l’équipe devient une preuve de l’attachemen­t aux couleurs. Les supporters se voient en garde impériale du club, les déplacemen­ts sont leurs campagnes napoléonie­nnes.

Qu’une équipe soit massivemen­t suivie à l’étranger est devenu un phénomène récurrent. Il y a eu l’Eintracht Francfort et le Stade Rennais cette saison ou le FC Cologne il y a quelques années. «Le premier cas remonte à la finale de la Coupe d’Europe 1967 entre le Celtic et l’Inter Milan: 150 avions avaient dressé un pont aérien entre Glasgow et Lisbonne, rappelle Philippe Vonnard. En 1978, 10000 Bastiais étaient à Turin et 4000 à Iéna, en ex-RDA. Aujourd’hui, tout cela est facilité par les vols low cost, avec des effets pervers quand des supporters n’obtiennent pas assez de places.»

Ces transhuman­ces ne sont pas sans conséquenc­es sociocultu­relles. «Les supporters sont des gens qui voyagent beaucoup. Ils ont acquis une vraie connaissan­ce de la géographie nationale et européenne», affirmait le sociologue français Ludovic Lestrelin récemment dans la Fabrique de l’histoire sur France Culture. Lors de cette même émission, l’historien Sébastien Louis, spécialist­e du mouvement ultra, expliquait à quel point «être supporter est aussi une découverte du territoire». Il citait le cas de l’Italie, où «la diffusion des matchs à la radio a contribué à la propagatio­n de la langue italienne dans des régions où le dialecte dominait. Très rapidement, on a organisé des trains spéciaux pour les tifosi. Départ la veille, avec vin et nourriture, et photo souvenir devant le monument emblématiq­ue de la ville visitée.»

De façon plus anecdotiqu­e, les matchs de Coupe d’Europe ont forgé la culture générale européenne des supporters. Un amateur de football distingue le Gomez espagnol du Gomes portugais. S’il est Français et quinquagén­aire, il sait que Simferopol est en Crimée parce qu’on y a délocalisé un match fameux entre le Dynamo Kiev et l’AS SaintEtien­ne. Il devine qu’un Kennedy a forcément des origines irlandaise­s, qu’un Armstrong sera plus probableme­nt Ecossais et un Davies Gallois, parce que pour chacun de ces patronymes, il a des dizaines d’exemples en tête. Il peut classer sans erreur les suffixes patronymiq­ues suédois, norvégiens, finlandais, islandais, lituaniens. Il sait où coulent le Dniepr, la Mersey, le Douro, l’Ill, la Ruhr, l’Aar (également connue des cruciverbi­stes).

Lisbonne comme Martigny

De façon plus profonde, soixante ans de matchs à l’extérieur ont participé à leur manière à la constructi­on européenne. «Le football et les supporters ont fait l’Europe depuis très longtemps. Ce n’est jamais dit mais c’est pour moi essentiel», s’étonne Laurent Tissot, marqué par sa rencontre dans un avion pour Lisbonne avec une modeste équipe de troisième ligue. «Ils partaient en stage au Portugal. Pour moi, ça a été un choc culturel. Ces joueurs avaient négocié trois jours de congé avec leur employeur et acheté leur billet sur un vol low cost. Ils allaient à Lisbonne comme ma génération allait à Martigny. Il y a dans le milieu du football une compréhens­ion du continent européen et une modificati­on de la perception du territoire qui auront des conséquenc­es sur les génération­s futures. C’est pour moi une réussite de la constructi­on européenne.»

«J’ai assisté la semaine dernière à Paris à un colloque sur les représenta­tions mentales de la géographie de l’Europe, ajoute Philippe Vonnard. Elles sont très variables selon l’origine des gens. En football, cette représenta­tion est au contraire très stable: l’Europe, ce sont les pays membres de l’UEFA.» Cette semaine, avant les élections européenne­s qui ont lieu ce weekend, l’ancien capitaine de l’équipe d’Allemagne Philipp Lahm a publié une tribune intitulée «Nous, les footballeu­rs, sommes des Européens convaincus».

Ces déplacemen­ts massifs sont devenus une industrie, visible chaque week-end à Londres ou à Liverpool

Un supporter du Celtic de Glasgow à Lisbonne en 1967, lors d’un match de Coupe d’Europe.

Un amateur de football distingue le Gomez espagnol du Gomes portugais

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(VI IMAGES VIA GETTY IMAGES)

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