Le Temps

«Le coeur de la grève réside dans sa capacité à désorganis­er»

- STÉPHANE SIROT HISTORIEN DES CONFLITS SOCIAUX PROPOS RECUEILLIS PAR C. F.

«Les statistiqu­es sous-estiment la conflictua­lité ambiante»

Qu’est-ce qui fait le succès d’une grève? Trois semaines avant le 14 juin, le regard d’un historien

Stéphane Sirot est professeur d’histoire des idées politiques à l’Université de Cergy-Pontoise, et spécialist­e de l’histoire et de la sociologie des conflits sociaux.

Une «grève des femmes» peut-elle être autre chose qu’un signal fort?

Il y a eu beaucoup de grèves de femmes dans l’histoire, dès l’origine dans des secteurs industriel­s très féminisés, mais avec des mots d’ordre général sur les conditions de travail ou les salaires. C’est plus singulier sur des mots d’ordre féminins. On est ici plus dans le registre du symbolique; il s’agit de rappeler fortement l’existence d’un problème général sur la scène médiatique, il n’y a pas de revendicat­ions propres à un secteur ou une entreprise. Ce qui fait la réussite ou l’échec d’un mouvement tient dans ses revendicat­ions, l’homogénéit­é est souvent une condition impérative, l’éparpillem­ent n’est jamais très positif.

Comment la grève classique peut-elle survivre à l’heure numérique?

Il existe des quantités de petites grèves invisibles, les statistiqu­es sous-estiment la conflictua­lité ambiante – par exemple, le nombre de jours de grève est en baisse, mais les débrayages sont en hausse. Les mobilisati­ons traditionn­elles s’épuisent aujourd’hui, elles quittent les lieux de travail et deviennent des mobilisati­ons de société, qui rassemblen­t davantage, dans la rue. Mobilisati­ons pour le travail décent, mouvement des «gilets jaunes», mouvement pour le climat… La palette de la conflictua­lité sociale s’est aussi enrichie, avec de nouvelles façons de montrer son mécontente­ment – des pétitions, des manifestat­ions, des opérations coups de poing, des actions en justice pour faire respecter des lois… Car les grèves sont coûteuses et, depuis vingt ans, on assiste à de nombreuses tentatives de les neutralise­r – obligation d’annonce préalable, instaurati­on d’un service minimum, non-entrée en matière pour indemniser un certain nombre d’heures à l’issue de grèves longues…

L’opinion publique joue aussi un rôle majeur dans le succès ou non des grèves.

Le coeur de la grève réside dans sa capacité à désorganis­er, et ce qui fait la différence, c’est le nombre de grévistes. Les modalités de contournem­ent deviennent impossible­s si la grève est massive. Les actions spectacula­ires sont souvent celles qui auront le plus d’impact. Il est intéressan­t de comparer les deux grèves de la SNCF en France, la «grève gagnante», comme disent les syndicats, de 1995, et celle de 2018, qui n’a pas rempli ses objectifs. Toutes les deux ont duré environ 36 jours, mais la première était reconducti­ble en continu sur une base classique, tandis que l’autre était très organisée, avec un calendrier, car les syndicats ne voulaient pas se mettre à dos l’opinion publique. Les pratiques ont évolué avec la société.

Comment expliquer que plusieurs entreprise­s et entités publiques se montrent conciliant­es face à la grève des femmes, l’accompagne­nt, voire l’encouragen­t?

Les entreprise­s ne pensent pas que ces revendicat­ions les attaquent individuel­lement et elles peuvent donc s’emparer de ce sujet de société. Deux mouvements se rejoignent: les femmes qui ne veulent plus subir d’injustices et les entreprise­s qui veulent une image de responsabi­lité sociale plus marquée.

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