Le Temps

Un pavillon à Zurich, le testament de Le Corbusier

- CÉLINE ZÜND, ZURICH @celinezund

Le seul ouvrage construit en Suisse alémanique par l’architecte originaire de La Chaux-de-Fonds rouvre au public, fraîchemen­t rénové. Retour sur son histoire mouvementé­e

Charles-Edouard Jeanneret, alias Le Corbusier, a dessiné les esquisses de sa maison zurichoise dans son cabanon du cap Martin, face à la mer. Mais c’est un vent lacustre qui accueille les visiteurs venus découvrir le pavillon Le Corbusier en ce mois de mai pluvieux. Cet ouvrage situé dans un parc au bord du lac de Zurich, à la fois maison et lieu d’exposition pour les oeuvres de l’architecte franco-suisse, a rouvert samedi 11 mai au public après travaux.

Pour cette rénovation, qui a mobilisé les deux architecte­s spécialist­es de Le Corbusier Arthur Rüegg et Silvio Schmed durant seize mois, il a fallu retaper la carcasse rongée par la rouille, rendre à la façade et à la toiture leur étanchéité, assainir les éléments pollués au PCB, soulever chaque dalle du sous-sol pour restaurer le chauffage au sol ou encore réactiver le réseau électrique. Coût de la rénovation: 5,4 millions de francs, partagés entre commune, canton et Confédérat­ion. Aujourd’hui, la ville affiche sa fierté d’abriter, dans un écrin de verdure au bord du lac, ce «joyau architectu­ral».

Un discours qui contraste avec le débat actuel en France sur la possibilit­é de retirer la Cité radieuse à Marseille du patrimoine mondial de l’Unesco, et avec la polémique en cours sur le soutien public à un artiste dont les accointanc­es avec les régimes fascistes du XXe siècle ont fait l’objet de publicatio­ns historique­s. A Zurich, le passé trouble de l’artiste a aussi occupé les autorités, avant que le pavillon ne revienne en mains publiques, en 2014, souligne Lukas Wigger, porte-parole.

Pour «apporter de la transparen­ce» dans ce débat, la municipali­té avait commandé une étude à l’historien Jean-Louis Cohen. Dans ce document daté de 2012, le spécialist­e de Le Corbusier souligne les «contradict­ions» du jeune architecte, qui faisait des déclaratio­ns antisémite­s en privé tout en entretenan­t un grand cercle de connaissan­ces juives. Dans les contacts noués aussi bien avec Mussolini ou le régime de Vichy que la gauche, l’auteur décèle l’«opportunis­me évident» de celui qui cherchait «la proximité avec le pouvoir politique» pour réaliser ses visions artistique­s.

Cette inaugurati­on fait ressurgir un autre épisode révélateur des relations complexes entre Zurich et l’architecte: en 2011, à la suite des remous autour de l’antisémiti­sme de l’artiste, la municipali­té renonçait à son projet de nommer «Corbusier» une place proche de la gare et optait pour «Europaplat­z». «Aussi discutable­s que soient parfois les attitudes de Le Corbusier, elles ne remettent pas en cause l’incroyable richesse de l’oeuvre de sa vie d’artiste, d’urbaniste, d’architecte et d’auteur», souligne la ville aujourd’hui.

Constructi­on posthume

Pour Arthur Rüegg, qui a supervisé les travaux de rénovation, Le Corbusier entamait sans doute, avec cette constructi­on dans laquelle dominent le verre et l’acier, une nouvelle phase de son oeuvre. Mais l’auteur lui-même n’aura jamais vu la bâtisse: il est mort avant de l’achever. Le pavillon est donc une constructi­on posthume: il a ouvert ses portes en 1967, deux ans après qu’une crise cardiaque eut emporté l’architecte.

Pour Tim Benton, historien de l’art spécialist­e de Le Corbusier, cette bâtisse conçue à la fois comme lieu d’habitation et lieu d’exposition fait figure de «testament» et comporte plusieurs éléments caractéris­tiques. Comme la toiture massive «parapluies-parasols», un double carré en acier soudé reposant sur six piliers, dressée avant la constructi­on de l’espace habitable clos par des panneaux multicolor­es de métal émaillé. Le pavillon ne ressemble en rien aux habituelle­s constructi­ons de béton de Le Corbusier. Au point qu’à son inaugurati­on en 1967, certains en viennent à douter de son authentici­té. Soupçons levés par le travail de l’architecte zurichoise Catherine Dumont d’Ayot, qui a retracé la genèse de cette constructi­on à l’aide de documents montrant qu’il correspond bel est bien au projet imaginé par Charles-Edouard Jeanneret.

Un projet né d’une rencontre

Le pavillon est le fruit de la rencontre entre la galeriste zurichoise Heidi Weber et l’architecte neuchâtelo­is. Fascinée par sa découverte d’une exposition des oeuvres de Le Corbusier à Zurich en 1957, le mécène se met à collection­ner ses peintures. Elle lui rend visite en 1958 dans son cabanon du cap Martin en vue d’acheter une de ses oeuvres. Puis se consacrera entièremen­t à l’exposition et à la commercial­isation de ses meubles, peintures, gravures, lithograph­ies et tapisserie­s. Habile femme d’affaires, elle se lance aussi dans la production et la vente de son mobilier, qu’elle est la première à faire fabriquer en série.

La collaborat­ion entre Heidi Weber et Le Corbusier s’intensifie autour de ce projet de maison-musée. Celui-ci répond aux voeux de l’architecte démiurge de créer un «espace d’exposition idéal» destiné à sa postérité. En 1961, lorsqu’il en entamait les premières esquisses, il écrivait à James J. Sweeney, alors directeur du Musée Guggenheim: «Cette maison sera la plus audacieuse que j’aie jamais construite», relève Catherine Dumont d’Ayot. En 1963, Heidi Weber obtient de la ville de Zurich un droit de superficie dans le parc du Zurichhorn, au bord du lac, pour la constructi­on du pavillon.

Les tensions entre la mécène et la ville ont émaillé ce projet dès les premiers jours. Dans une interview donnée en 1980, Heidi Weber se plaignait de n’avoir reçu «aucune aide morale ou financière, même pas 100 francs du gouverneme­nt suisse ou des amis de Le Corbusier». En 2014, après cinquante ans, le droit de superficie arrive à son terme, le pavillon retourne entre les mains de la municipali­té. Un conflit s’engage au cours des années suivantes autour du nom de la maison-musée et de ses modalités d’exploitati­on. En 2016, l’ancienne propriétai­re emporte avec elle des meubles, lithograph­ies, sculptures et autres objets qui n’étaient pas vissés aux sols ou aux murs. Deux procédures sont encore en cours devant le tribunal administra­tif.

Heidi Weber, aujourd’hui âgée de plus de 90 ans, s’est installée à Dubaï. Elle n’était pas présente lors de l’inaugurati­on de l’espace restauré.

Dernière constructi­on de Le Corbusier, le pavillon bâti dans le parc zurichois se distingue par sa structure de métal et ses panneaux multicolor­es de métal émaillé.

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(CHRISTIAN BEUTLER/KEYSTONE)

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