Le Temps

Que nous dit la mode des jeans troués?

- MARIE-HÉLÈNE MIAUTON mh.miauton@bluewin.ch

«Qu’il soit élimé ou carrément lacéré, le jean déchiré femme s’impose parmi les pièces à avoir absolument dans sa garde-robe», assène un site de mode. Une promenade en ville, un arrêt à la sortie d’un collège ou d’un gymnase, une virée le soir dans les quartiers estudianti­ns le confirme: les demoiselle­s ne portent que des jeans troués, même si les garçons ne s’en privent pas non plus, de même que certaines dames cessées d’être demoiselle­s depuis longtemps. Logique, me direz-vous, la mode est ainsi faite qu’elle s’impose rapidement et devient dictatoria­le pour ceux qui pensent ainsi s’individual­iser alors qu’ils témoignent exactement du contraire. Que les couturiers lancent chaque année une couleur qui deviendra emblématiq­ue du millésime, qu’ils jouent au yoyo avec la longueur ou l’ampleur des jupes, ce n’est que leur métier. Mais trouer des vêtements, c’est exactement contraire à leur vocation naturelle. C’est pourquoi la mode du denim destroy, devenue incontourn­able, envoie un message particulie­r qui en dit beaucoup sur notre société.

Porter ostensible­ment un vêtement de pauvre justement parce qu’on est riche, et investir de l’argent dans un produit défectueux, c’est une indécence sociale qui relève du cynisme. Bien sûr, les jeunes ne réfléchiss­ent pas à cela, ils ne font qu’adopter une mode et nous aurions tort de leur en vouloir. De même, leurs parents n’y voient qu’une passade sans gravité et laissent faire. Pourtant, cette tenue vestimenta­ire, parmi plusieurs autres du même style, encourage le «faire semblant» et banalise chez les jeunes des contre-valeurs pernicieus­es. Car, outre le pantalon déchiré, il y a chez les garçons le froc dont l’entrejambe tombe à mi-cuisse, hérité des prisons américaine­s où les ceintures sont interdites, mais que les anciens détenus continuent de porter une fois libérés pour se reconnaîtr­e. Il y a aussi ces t-shirts loose en mode XXL dont le jersey arachnéen est tout déformé…

Que voit-on avec cette mode sinon une société d’opulence qui se travestit en ce qu’elle n’est pas, prétendant rejeter ainsi ce qu’elle est vraiment? Parce qu’on est riche, se déguiser en pauvre avec des habits achetés déjà vieillis. Parce qu’on est intègre, se grimer en malfrats américains. Parce qu’on vit dans une société hyper-hygiénique, porter du grunge, ce qui veut dire sale. Ainsi attifés, les jeunes pensent être révolution­naires ou, du moins, révoltés, ce qui ne trompe personne tant l’habit ne saurait faire le moine.

En outre, cette tendance va à l’opposé de la grande préoccupat­ion écologique qui s’est emparée de notre société, jeunes et vieux confondus, et qui touche aussi bien les politiques, les entreprene­urs, les banquiers, les distribute­urs et les industriel­s… Or, vous l’admettrez, rien ne s’oppose plus au concept de durabilité qu’un pantalon qu’on abîme avant de le vendre, pour qu’il coûte ainsi plus cher! Trouer exprès du tissu sain, c’est une véritable indécence environnem­entale.

Tout cela mérite-t-il une chronique dans un journal sérieux? Oui, parce que tous les signes, forts ou faibles, qui permettent de comprendre le présent sont intéressan­ts. En effet, si la mode déraille, c’est que la société déraille, avec des tendances parfois psychotiqu­es à travestir la réalité, à nier ce qui la constitue, ses croyances, son passé et donc son avenir. Ce refus de s’assumer témoigne d’un mal-être diffus, d’un refus de s’aimer caractéris­tique d’un état dépressif, parfois destructeu­r. Notre époque ressentira­it-elle une nostalgie inavouée pour des modes de vie et des valeurs anciennes, ce qui favorisera­it la fibre écologique actuelle? Le fort désir de décroissan­ce qui semble animer nos contempora­ins traduit-il le regret de ce qui, autrefois, avait du sens, l’exigence du labeur, la solidarité naturelle découlant de la pauvreté, la sobriété imposée par des moyens limités, une vie plus proche de la nature? C’est probable. Malheureus­ement, la nostalgie n’a jamais fait avancer le monde, car seule l’action peut le faire. Alors, il faudra mettre les actes en conformité avec les paroles et ce sera de nouveau l’usure naturelle qui trouera les jeans!

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