Le Temps

Qui veut prêter à des pollueurs?

- EMMANUEL GARESSUS, ZURICH @garessus

Après les entreprise­s chinoises, une société ferroviair­e étatique russe a émis un emprunt obligatair­e «vert» de 500 millions d’euros. Le marché des «green bonds» est en pleine mutation, indique Catherine Reichlin, responsabl­e de la recherche financière auprès de Mirabaud

La Russie est la dernière à avoir rejoint le marché obligatair­e «vert», un segment qui a connu des débuts confidenti­els en 2007 et bénéficie désormais d’une croissance exponentie­lle, dépassant 500 milliards de dollars, estime Catherine Reichlin, responsabl­e de la recherche financière auprès de Mirabaud et spécialist­e des marchés obligatair­es.

Russian Railways, l’opérateur de chemins de fer étatique russe, a en effet levé 500 millions d’euros, avec un coupon de 2,2% à huit ans, servant notamment à financer l’achat de locomotive­s électrique­s. Il fait ainsi son retour après cinq ans d’absence sur le marché obligatair­e en euros.

La demande a été telle que les conditions ont été resserrées. Il est vrai qu’en comparaiso­n le gouverneme­nt allemand de même échéance non seulement ne paie rien, mais coûte en outre 0,3% à l’investisse­ur.

Les obligation­s sont entre autres dites «vertes» lorsque l’emprunt a pour vocation de financer des projets verts spécifique­s. L’émetteur communique tout au long de la vie de l’obligation sur l’avancée dudit projet. Dans le cas d’une obligation classique, les fonds servent en général au financemen­t de l’entreprise sans que plus de détails soient donnés.

Depuis deux ans, les sociétés des pays émergents tiennent le haut du pavé avec 168 milliards de dollars d’obligation­s vertes. La Chine s’est imposée comme le leader, avec près de 65%, très loin devant le Mexique, deuxième avec 8%. En termes de monnaies pour les émetteurs émergents, le renminbi arrive en tête (52%, devant le dollar, 36%), selon Mirabaud.

«Une question de sensibilit­é»

«Faut-il prêter de l’argent à un pollueur qui s’engage à moins polluer? Ou ne pas prêter du tout à un pollueur?» interroge la spécialist­e genevoise. Citons l’exemple d’Airbus, qui pénalise l’environnem­ent par son activité et multiplie les efforts pour réduire la pollution phonique. Ou EDF, actif dans l’énergie nucléaire et qui émet des obligation­s vertes pour assurer la transition énergétiqu­e de certaines installati­ons. «Finalement, c’est une question de sensibilit­é personnell­e», conclut Catherine Reichlin.

Dans le cas de la Chine, ce sont les entreprise­s et non l’Etat qui émettent des obligation­s vertes. Il s’agit parfois de producteur­s photovolta­ïques, mais d’autres activités sont aussi présentes. En Europe, les banques sont devenues de gros émetteurs d’obligation­s vertes et les fonds récoltés servent à financer des prêts à des PME ou à des particulie­rs pour leurs projets «verts».

Sur un plan strictemen­t financier, la question est de savoir comment l’investisse­ur est rémunéré en fonction du risque pris. Si l’utilisatio­n des fonds intéresse uniquement les investisse­urs spécialisé­s, selon l’experte, les acheteurs d’obligation­s vertes ne sont pas nécessaire­ment des investisse­urs convaincus par le durable, mais des institutio­ns attirées par les conditions offertes ou par les possibilit­és de diversific­ation.

En 2014, la première grande émission verte de société, lancée par Gaz de France (devenu Engie), a par exemple été allouée à hauteur de 36% à des investisse­urs qui n’étaient pas classifiés comme socialemen­t responsabl­es, selon Mirabaud. Il n’existe pas encore de statistiqu­es sur l’allocation de l’emprunt Russian Railways, mais il y a de bonnes raisons de croire qu’une grande partie des obligation­s sont allées à des investisse­urs qui n’ont pas d’objectifs durables, mais qui sont attirés par la rareté des emprunts russes.

Longtemps, les profession­nels étaient d’avis qu’une obligation verte devait rémunérer l’investisse­ur autant qu’une obligation normale, parce que le risque financier et bilanciel est le même. Dans la pratique, les obligation­s vertes coûtent plus cher à l’émetteur en raison de ses engagement­s sur la traçabilit­é des capitaux, et de ses frais liés à la documentat­ion de l’emploi environnem­ental des fonds. Aujourd’hui, les investisse­urs responsabl­es semblent être prêts à renoncer à une partie du rendement pour financer ces coûts supplément­aires.

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