Le Temps

Dernières notes avant l’adieu aux sixties et l’âge des désillusio­ns

Les têtes d’affiche du festival, alors prophètes des lendemains qui chantent, entraient déjà dans les ténèbres de la dissolutio­n et de la mort. Fin de parcours avec Hendrix, Janis, Grateful Dead ou Jefferson Airplane

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Woodstock a été imaginé comme l’apothéose du Flower Power, ce mouvement né sur la côte Ouest au mitan des sixties dans une floraison de couleurs inouïes. Las! Les plus belles fleurs se fanent. La vague lysergique a commencé à se retirer et ce qui devait sonner le début d’une ère nouvelle a marqué la fin de l’utopie hippie. Significat­ivement, les deux groupes emblématiq­ues du grand été californie­n font pâle figure dans l’Etat de New York.

Du Grateful Dead, on ne voit dans le film que sa figure de proue, le guitariste Jerry Garcia. Très cool derrière ses lunettes jaunes, le jovial barbu brandit un joint dodu. Leur prestation étant de piètre qualité, les musiciens ont demandé à ne pas apparaître à l’écran. Les concerts du Dead s’étiraient sur trois ou quatre heures, correspond­ant à la durée d’un voyage sous acide (le surnom de Garcia état d’ailleurs «Captain Trips»…); celui de Woodstock, «sans doute le pire de notre histoire», selon le guitariste Bob Weir, a atteint 95 minutes, incluant une suspension liée à des problèmes techniques. Oscillant entre les dérives psychédéli­ques des débuts et une nouvelle inclinatio­n vers la musique country, le Dead s’avère effectivem­ent vaseux, approximat­if à en croire les extraits disponible­s sur YouTube… Seul Black Star, le morceau de bravoure, a sauvé l’honneur.

Fougue anti-belliciste

La pulpeuse Grace Slick, qui a beaucoup fait pour l’éveil à la sexualité des natifs des années 1950, hante de nombreux plans du film de Michael Wadleigh et son regard bleu vif éblouit la caméra. Ce n’est qu’à 8 heures au matin du troisième jour, après les Who, que Jefferson Airplane monte sur scène. «Voici la musique des maniaques du matin», promet la Slick.

Eminemment sympathiqu­e, l’orchestre à l’origine du tsunami psychédéli­que a toujours été un peu chaotique. Il compte trois chanteurs (Slick, Marty Balin et Paul Kantner), un guitar hero incisif (Jorma Kaukonnen), un bassiste allumé (Jack Casady, surnommé «le Jimi Hendrix de la basse») et le batteur Spencer Dryden. Ces hippies forment moins un groupe qu’un collectif à géométrie variable, capable du meilleur comme du plus foutraque. Restent du concert woodstocki­en quelques moments de grâce: la fougue anti-belliciste de Volunteers, l’imagerie onirique et la montée en puissance de White Rabbit, relecture lysergique de Lewis Carroll, ou encore une longue version hypnotique de Wooden Ships, qui évoque un monde post-cataclysmi­que.

Pour les boutefeux fatigués de l’acid rock, les années qui ont suivi Woodstock ont été des exercices de survie, parfois harmonieux, sous diverses configurat­ions – jusqu’à ce que la mort les sépare tous.

Janis Joplin est devenue une star en juin 1967, à Monterey Pop, en se déchirant sur scène (Ball & Chain). Deux ans plus tard, la chanteuse, alcoolique chronique qui prend de l’héroïne pour se détendre après les concerts, monte sur la scène de Woodstock complèteme­nt défoncée. Accompagné­e par le Kozmic Blues Band, marquée physiqueme­nt à 26 ans, elle titube, pousse d’une voix éraillée la note bleue aux limites du possible, s’étrangle, tourne sur elle-même comme une girouette désemparée, se rattrape in extremis… Mécontente, la Little Girl Blue a demandé, comme Grateful Dead ou Creedence Clearwater Revival, de ne pas figurer dans le film. Le director’s cut de 1994 la réintrodui­t toutefois. On la voit, sublime et pathétique, chanter Work Me, Lord.

L’adieu aux sixties

Jimi Hendrix est un dieu vivant, un extraterre­stre idolâtré de Los Angeles à Tokyo. Il est à la guitare électrique ce que Charlie Parker a été au saxophone. Il tire de son instrument des sons inouïs et fait flamboyer la musique. A la fin de la décennie, le pyromane céleste est fatigué. Trop de fêtes, trop de drogues, trop de concerts, trop de parasites, trop de filles venues s’offrir sur son palier… Il a dissous le Jimi Hendrix Experience, le power trio avec lequel il a embrasé l’ère hippie, et cherche de nouvelles voies.

L’Enfant vaudou est le dernier artiste à se produire à Woodstock. Les retards s’étant accumulés, c’est à 9 heures, le lundi matin, qu’il monte sur scène devant un parterre dévasté. La belle prairie de Bethel s’est transformé­e en vaste gadoue incrustée de godasses perdues, de couverture­s pourries et autres reliefs. Quelque 90% des festivalie­rs sont partis – ce qui laisse quand même une belle audience.

A la tête d’un quintet tout neuf et impréparé, Hendrix privilégie des chansons inédites. Un peu hagard – il n’a pas dormi depuis trois jours –, le héros manque de conviction, de folie. Son jeu de guitare reste hallucinan­t: entre tapping et torsions de cordes, la main droite va, court, vole et nous venge sur le manche d’érable de sa Fender Stratocast­er blanche, la gauche semble magnétiser les capteurs… Il écrit une page de la musique contempora­ine en électrocut­ant The Star-Spangled Banner. Cette désintégra­tion de l’hymne américain est un acte politique dirigé contre la guerre du Vietnam; c’est aussi l’adieu aux sixties, le glas d’un intermède fleuri, le pressentim­ent de la nuit prochaine…

Jimi Hendrix est mort le 18 septembre 1970, à Londres, des suites d’une absorption massive de barbituriq­ues. Janis Joplin d’une overdose d’héroïne le 4 octobre 1970, à Los Angeles. «Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir» (Baudelaire)…

Demain: Altamont, la fin de l’utopie hippie

 ?? (HENRY DILTZ/CORBIS/GETTY IMAGES) ?? Janis Joplin, Little Girl Blue titubant sur les chemins de l’autodestru­ction.
(HENRY DILTZ/CORBIS/GETTY IMAGES) Janis Joplin, Little Girl Blue titubant sur les chemins de l’autodestru­ction.

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