Victimes du racisme ambiant, les joueurs noirs italiens contraints de s’exiler
Moise Kean vient de rejoindre la Premier League, comme Mario Balotelli il y a presque dix ans. Des départs de joueurs italiens et noirs qui poussent à s’interroger sur le racisme dans les stades italiens, un mal qui perdure aussi du fait des instances
Le joueur italien s’exporte peu, enfin sauf quand il est noir de peau. Dernier en date: Moise Kean, qui s’est engagé avec Everton début août. A 19 ans, l’attaquant international d’origine ivoirienne quitte déjà la Juventus. En 2010, Mario Balotelli avait 20 ans et déjà une sélection avec la Squadra azzurra lorsqu’il signa à Manchester City.
Deux attaquants talentueux, deux caractères distincts, mais le même teint. «Il n’y a pas de nègres italiens…» Lorsqu’il jouait à l’Inter, c’est la rengaine qu’entendait le plus souvent Balotelli dans les stades transalpins. En avril dernier, lors d’un match à Cagliari avec la Juve, Moise Kean fut la cible de cris simiesques. L’attaquant marqua le second but des siens et célébra/défia bras écartés la curva qui l’insultait. Après la rencontre, son coéquipier Leonardo Bonucci dira que les torts étaient «partagés» entre les fans racistes et Kean, qui «n’aurait pas dû célébrer de cette manière».
Le foot, vecteur d’identité nationale
Mario Balotelli étant actuellement sans club, Moise Kean rejoint en Angleterre les deux autres internationaux noirs italiens en activité: Angelo Ogbonna à West Ham et Stefano Okaka à Watford (qui l’a toutefois prêté à l’Udinese). En débarquant à City, Balotelli déclarait: «La culture d’intégration est bien plus répandue en Angleterre qu’en Italie.» Pour Luigi Garlando, journaliste à La Gazzetta dello Sport, le racisme n’est qu’une des raisons qui poussent les joueurs noirs italiens à aller voir ailleurs. «La Premier League est le championnat qui a le plus d’argent, donc forcément il attire, après je pense que le fait de pouvoir jouer sans être la cible de racistes est pour ces joueurs un argument de poids.» D’après Max Mauro, auteur et maître de conférences à l’Université de Southampton, si le racisme persiste dans les tribunes, c’est aussi parce qu’il persiste dans les institutions. Dans Génération Balotelli, publié en 2016, il décrivait les difficultés pour les enfants d’immigrés de pratiquer le football à cause d’un «racisme institutionnel».
La saison dernière, l’Angleterre a également connu des cas de racisme dans les stades, mais les auteurs ont été retrouvés et punis. En Italie, ces actes sont bien plus fréquents et bien moins sanctionnés. «Les clubs et la fédération ne font pas assez pour régler le problème. Et les discours racistes se multiplient», regrette Luigi Garlando. Comme les propos de Bonucci après Cagliari. Ou ceux d’Arrigo Sacchi, ancien entraîneur de l’AC Milan et de l’équipe d’Italie. «Notre pays a perdu sa dignité et sa fierté, parce qu’il fait jouer trop d’étrangers dans les équipes de jeunes. Chez nos juniors, il y a trop de joueurs noirs», expliquait-il en 2016. «Alors que le paradigme s’est déplacé chez nos voisins, chez nous le sport est toujours un fort vecteur d’une identité nationale que l’on veut protéger, d’où les déclarations de Sacchi, d’où nos lois», avance Max Mauro. Le chercheur évoque la sélection albanaise M21, forte, en juin dernier lors du dernier rassemblement, de trois joueurs nés en Italie. «Les Albanais sont la plus importante communauté immigrée en Italie, et pourtant tu ne verras pas d’Italien d’origine albanaise jouer pour la Nazionale, et ça n’a rien d’un hasard.»
En Suisse, «les Xhaka, Shaqiri et Behrami ont permis de redynamiser la Nati et, parallèlement, de drastiquement changer la perception que les Suisses avaient des Kosovars», soulignait l’an dernier le sociologue Bashkim Iseni dans Le Temps. «En Italie, ce processus sera beaucoup plus long, juge Max Mauro. Parce que notre citoyenneté sportive est toujours influencée par le droit du sang, ce qui rend plus difficile l’accès au football.» En Italie, lorsque les deux parents sont immigrés, la nationalité s’acquiert à 18 ans (à moins que l’un des parents ne l’ait obtenue entretemps), et ce, même en cas de naissance sur le sol du pays. «Et jouer au football lorsqu’on ne possède pas la citoyenneté peut se révéler très difficile. Les jeunes que j’ai interviewés pour mon livre m’ont parlé de ces documents qui manquent toujours. On te dit: «Tu pourras commencer à jouer à partir de janvier seulement.» Et la saison a déjà commencé, l’équipe est en place, et tu ne joues pas. J’ai souvent entendu cette histoire. En Italie, le sport n’est pas encore un outil d’inclusion.»
Les ligues de développement ne facilitent pas l’accès des étrangers vers le plus haut niveau. Les clubs de Serie B et Serie C peuvent recruter trois joueurs extracommunautaires (hors UE) seulement s’ils ont déjà évolué au niveau professionnel italien. «La fédération veut garder ces ligues les plus italiennes possibles», précise Max Mauro. Les clubs de Lega Nazionale Dilettanti (football amateur) ne peuvent accueillir que deux joueurs extracommunautaires. Depuis récemment, ils ne sont plus restreints sur le nombre de joueurs de plus de 16 ans non italiens et non communautaires, s’ils n’ont jamais évolué dans d’autres pays. Cette mesure semble favoriser les talents non italiens nés en Italie, mais une autre loi réserve aux clubs de Serie A la possibilité de recruter des amateurs ayant le statut d’extracommunautaires. Sans passer par les échelons intermédiaires des séries inférieures, les chances de réussite d’un jeune immigré restent bien maigres.
Une citoyenneté sportive en construction
Ces dernières années, d’autres textes ont été retouchés. En 2016, la loi sur la «citoyenneté sportive» a été validée par le parlement italien. Elle permet désormais aux mineurs étrangers résidant en Italie depuis l’âge de 10 ans de s’inscrire dans les clubs affiliés à la Federazione italiana giuoco calcio (FIGC) selon les mêmes modalités que les citoyens italiens. Il fallut une condamnation en justice en 2010 et une campagne en 2012 de l’association Sport alla Rovescia, appuyée par un réseau de clubs amateurs du nord au sud de la Botte, pour que la FIGC renonce à exiger une imposante paperasse (en plus du titre de séjour) pour s’inscrire dans un club. Luigi Garlando juge ces progrès «très relatifs».
Il y a dix ans, le journaliste écrivait Buu, un livre pour enfants, préfacé par Balotelli, où il évoquait la discrimination. «Depuis, la situation a empiré, estime-t-il. Salvini est arrivé, et plus il parle mal des migrants, plus les gens l’aiment. Après ils vont faire ce qu’ils veulent au stade… Moi, je vais continuer à écrire des livres pour enfants, eux pourront changer quelque chose à cette situation. Mais il faudra attendre.» A Everton, le club a offert un cadeau de bienvenue à Moise Kean mais aussi à sa maman. Une façon de leur dire: «Ici, vous serez bien traités.» Son départ et ceux de Balotelli, Okaka et Ogbonna ne sont pas dus qu’à l’hostilité rencontrée dans les stades italiens. Mais ces transferts interrogent sur ce racisme subi, et leur italianité. Car au racisme vulgaire et bruyant qui imite le singe précède un racisme de velours inscrit dans la loi. Et l’un nourrit l’autre.
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«Notre pays a perdu sa dignité et sa fierté, parce qu’il fait jouer trop d’étrangers dans les équipes de jeunes. Chez nos juniors, il y a trop de joueurs noirs»
ARRIGO SACCHI, ANCIEN ENTRAÎNEUR DE L’AC MILAN ET DE L’ÉQUIPE D’ITALIE