Le Temps

Voyage au bout de la nuit et de la solitude

- STÉPHANE GOBBO, LOCARNO @StephGobbo

LOCARNO FESTIVAL Le cinéaste portugais Pedro Costa est de retour en Compétitio­n avec un film qui se profile comme un sérieux prétendant au Léopard d’or. D’une puissance formelle rare, «Vitalina Varela» raconte l’arrivée dans une favela lisboète d’une Cap-Verdienne ayant perdu son mari

Un quartier délabré, une ruelle sombre, une procession. Des hommes qui sont comme des ombres, des fantômes enveloppés par la nuit, avancent lentement. On distingue un blessé, dont on apprendra plus tard la mort. L’ambiance est lourde, pesante, renvoyant aux sources de la tragédie mais aussi aux films noirs de l’âge d’or hollywoodi­en. On est au Portugal, mais on pourrait tout aussi bien se trouver dans une ruelle du New York interlope ou dans une banlieue de Los Angeles. Coupe brutale, ellipse. On se retrouve sur le tarmac d’un aéroport lui aussi éclairé pour laisser le second plan dans un grand flou, comme si la nuit engouffrai­t tout. Une femme descend lentement d’un avion. On apprendra qu’il s’agit de Vitalina, épouse du défunt. Arrivée trop tard, elle a raté les funéraille­s.

Le palmarès de la 72e édition du Locarno Festival sera dévoilé samedi. Le jury présidé par la cinéaste française Catherine Breillat n’aura pas la tâche facile, car parmi les 17 longs métrages qui se disputent le Léopard d’or, il y en a très peu qui n’auraient pas mérité une telle exposition. Mais au sein d’une Compétitio­n 2019 globalemen­t de fort bonne tenue, il y a néanmoins des titres qui se détachent immédiatem­ent comme de sérieux prétendant­s à la rugissante récompense. C’est le cas de Vitalina Varela, huitième long métrage de Pedro Costa, 60 ans, vénéré par une bonne partie de la critique depuis Le Sang en 1989, et déjà invité en compétitio­n à Locarno en 2000 avec Dans la chambre de Vanda. Un film sidérant, transcendé par une mise en scène d’une précision chirurgica­le alors même que le récit entremêlai­t fiction et documentai­re.

Veuve avant l’heure

A l’instar de O fim do mundo, deuxième long métrage du réalisateu­r genevois d’origine portugaise Basil Da Cunha, lui aussi en compétitio­n, Vitalina Varela se déroule entièremen­t dans une favela lisboète. Le personnage qui donne son titre au film de Pedro Costa, et que l’on découvre donc à sa descente d’avion, est une Cap-Verdienne restée dans son archipel tandis que son mari, maçon, était parti chercher du travail en Europe afin de subvenir aux besoins de sa famille. Vitalina aura longtemps vécu seule, comme si elle était déjà veuve avant l’heure.

Vitalina Varela est un film lent, relativeme­nt long (124 minutes) et se déroulant entièremen­t de nuit. On y suit les errances d’une anti-héroïne qui, enfin arrivée là où celui qu’elle aimait aura passé les dernières 25 années de sa vie, n’aura de cesse de reconstrui­re la maison qui est désormais la sienne, et dans laquelle elle est à nouveau tragiqueme­nt seule. Une demeure qui se trouve dans un état de délabremen­t avancé, à l’image d’un quartier pauvre que Pedro Costa filme comme s’il était coupé du monde.

Plus encore que son précédant long métrage, Cavalo Dinheiro, qui, en 2014, lui avait valu à Locarno le Prix de la mise en scène, Vitalina Varela enchante par une photograph­ie proposant des noirs d’une stupéfiant­e profondeur et des contrastes évoquant les grands maîtres du clair-obscur. Chaque plan est composé comme un tableau, au point qu’on en vient parfois à oublier ce que raconte le film pour simplement se laisser happer par sa beauté.

Heureux hasard

A l’instar de Dans la chambre de Vanda, Vitalina Varela fascine par son dispositif esthétique mais aussi narratif, ce magnifique personnage féminin – dont les traits trahissent une vie difficile faite d’abnégation et de désillusio­ns – étant tout ce qu’il y a de plus réel: Vitalina Varela est interprété­e par Vitalina Varela. L’histoire dont on devine au fil des séquences les contours est la sienne. Quant à la petite histoire, elle dit que Pedro Costa, alors qu’il cherchait une maison pour le tournage de Cavalo Dinheiro, était par un heureux hasard allé frapper à la porte de Vitalina, qui avait alors pensé qu’il s’agissait probableme­nt de la police ou du service de l’immigratio­n. Il suffit parfois de pas grand-chose pour qu’un grand cinéaste voie éclore la promesse d’un grand film.

 ?? (OPTEC SOCIEDADE ÓPTICA TÉCNICA) ?? Vitalina Varela, dont la vie est marquée par l’abnégation et les désillusio­ns, a inspiré un film fascinant à Pedro Costa.
(OPTEC SOCIEDADE ÓPTICA TÉCNICA) Vitalina Varela, dont la vie est marquée par l’abnégation et les désillusio­ns, a inspiré un film fascinant à Pedro Costa.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland