Les taux d’intérêt négatifs menacent-ils les petits épargnants?
Plusieurs banques suisses ont récemment décidé de répercuter plus largement le coût des taux d’intérêt négatifs sur leurs clients. Un premier pas vers une généralisation de cette pratique? La politique monétaire en est-elle plus efficace?
Les ménages devront-ils bientôt payer pour qu’une banque stocke leur argent, de la même manière qu’on paie un garde-meuble? En tout cas, les banques veulent de moins en moins supporter seules le coût des taux d’intérêt négatifs de la Banque nationale (BNS). Dès le 1er novembre, UBS prélèvera 0,75% sur les dépôts de particuliers s’élevant à au moins 2 millions de francs. Ces 75 points de base correspondent à ce que lui coûtent ses dépôts à vue auprès de la BNS. Auparavant, la première banque du pays ne répercutait pas le coût des taux négatifs sur ses clients privés et le faisait au cas par cas pour les clients institutionnels. La plupart des banques avaient mis en place des politiques de ce type suite à l’entrée en vigueur des taux d’intérêt négatifs de la BNS, après la crise financière. A l’instar d’UBS, certains établissements ont récemment serré la vis. Quels seront les effets de ces mesures? Les petits épargnants doivent-ils s’attendre à être ponctionnés à leur tour? Eléments de réponse.
«Le but des taux d’intérêt négatifs est d’encourager les individus à consommer ou à investir dans l’économie réelle, pas dans des actifs financiers, rappelle JeanCharles Rochet, spécialiste des politiques monétaires à la Geneva School of Economics and Management. Mais l’effet de cette politique, qui repose largement sur la psychologie, est limité. Il se concrétise essentiellement à travers les taux d’intérêt que les banques offrent pour des prêts ou des hypothèques.»
La fin du filtre
Jusqu’à cet été, les banques jouaient donc un rôle de filtre. Elles ne répercutaient pas ou pas totalement le coût des intérêts négatifs sur les dépôts de leurs clients, selon des modalités diverses. Elles limitaient ainsi l’impact de la politique monétaire sur les individus. Ce geste commercial est en voie d’extinction maintenant qu’un ralentissement de la croissance se profile aux Etats-Unis notamment.
Cette perspective a poussé la Réserve fédérale à abaisser ses taux directeurs d’un quart de point le 1er août, tandis que la Banque centrale européenne s’apprête probablement à abaisser les siens en septembre. Pour éviter que le franc s’apprécie, la BNS est en pratique condamnée à maintenir ses taux négatifs. Depuis que certaines banques commerciales ont abaissé le seuil à partir duquel des frais seront facturés sur le cash, elles permettent en quelque sorte à la BNS de toucher le dernier bastion de l’épargne: les dépôts.
Impression de généralisation
Cette impression de généralisation est accentuée par le fait que les comptes en euros détenus en Suisse seront eux aussi frappés d’une taxe chez UBS. A partir de 500 00 euros et à un taux de 0,6%. Le seuil était auparavant fixé à 1 million d’euros, depuis 2017. A la rentrée, Credit Suisse prélèvera pour sa part 0,4% sur les dépôts dépassant 1 million d’euros.
Ce mouvement va-t-il bouleverser la vie des petits épargnants? Par exemple en encourageant les retraits de cash et leur dissimulation sous les bons vieux matelas? Probablement pas, poursuit Jean-Charles Rochet: «En période de taux d’intérêt négatifs, les individus ont au moins la certitude que les liquidités qu’ils détiendraient hors du système bancaire, c’est-à-dire à la maison, ne se déprécieraient pas. Mais si de gros montants sont en jeu, l’opération devient risquée», analyse celui qui est également professeur de banque au Swiss Finance Institute.
Une autre limite à l’efficacité de cette politique provient des montants à partir desquels des banques facturent des frais sur les dépôts en cash. Bien qu’abaissés par un certain nombre d’établissements au cours de l’été, ces seuils demeurent élevés. Par exemple à 3 millions de francs pour la Banque cantonale de Genève (BCGE), contre 5 millions respectivement auparavant. Des montants qui mettent le petit épargnant à l’abri des taux négatifs.
Peut-être pas éternellement, cependant. «Il y a une sur-épargne privée depuis la crise financière, le compte courant de la Confédération est donc très excédentaire, estime Samy Chaar, chef économiste chez Lombard Odier. Les banques reçoivent beaucoup de dépôts, ce qui représente dorénavant un coût pour elles. Elles finissent donc par faire payer ce service de dépositaire, comme un garde-meubles facture des honoraires pour sa prestation».
Selon lui, il n’est pas exclu qu’un jour, des frais similaires soient prélevés à partir de quelques dizaines de milliers de francs, ce qui toucherait une grande partie de la population. «Avec la faible visibilité sur la croissance, des taux bas voire négatifs sur la durée et le vieillissement de la population, la situation est très différente de celle des 60 années d’aprèsguerre, qu’on pense encore trop souvent être la norme», conclut Samy Chaar.
Près de 1200 milliards de dépôts
Pour le moment, il est difficile d’évaluer le montant total des frais qui frapperont l’épargne en Suisse. Selon des chiffres de l’Office fédéral de la statistique (OFS), les résidents détenaient en 2017 1193,4 milliards de francs. Mais les statistiques ne fournissent pas le détail des montants détenus, ce qui permettrait de savoir quelle partie de ces avoirs dépasse 2 ou 3 millions par compte – et donc quelle partie est potentiellement frappée de ces 0,75% de taxe.
Quant au coût global pour les banques elles-mêmes, on sait que les taux négatifs s’appliquent à une partie des 469 milliards de francs que les établissements ont en dépôt à vue auprès de la BNS (le chiffre date de la semaine du 9 août). Sur ce total, les réserves obligatoires ne sont pas taxées, ni les réserves excédentaires tant qu’elles ne représentent pas plus de 20 fois les réserves obligatoires. Seule une petite partie de ces 469 milliards est effectivement frappée de l’intérêt négatif.