Le Temps

«Un nouveau filet social est nécessaire»

Ingénieur, énarque et patron d'un incubateur de start-up, Nicolas Colin analyse les ressorts de l'économie qui émerge grâce aux nouvelles technologi­es. Et décrit pourquoi les employés sont condamnés à innover pour se réinventer

- PROPOS RECUEILLIS PAR SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

Dans l'économie numérique, les entreprise­s sont condamnées à innover ou mourir. Et leurs salariés à s'adapter, estime Nicolas Colin. Les employés auront donc besoin de nouvelles formes d'assurance, d'accès à du capital et de représenta­tion collective, poursuit l'auteur de Hedge: A Greater Safety Net for the Entreprene­urial Age. Pour lui, le statut des travailleu­rs payés par des plateforme­s comme Uber ou Deliveroo va évoluer vers davantage de protection. Quant à la libra, la future cryptomonn­aie de Facebook, elle est vue comme un premier pas vers la prise en charge de problèmes globaux par le secteur privé.

Vous avez développé le concept de filet de sécurité pour l'âge entreprene­urial. De quoi s'agit-il? Le développem­ent de l'économie numérique nous emmène dans un nouveau paradigme, où la production, la consommati­on et le travail se révèlent très différents de ce qu'ils étaient à l'époque de l'économie fordiste. Comme cela s'est fait au 20e siècle, cette nouvelle économie doit être complétée par des institutio­ns qui soutiennen­t la prospérité et surtout qui fournissen­t à chacun de la sécurité économique, afin que les individus puissent anticiper, rebondir, monter des projets, saisir des opportunit­és.

Quelles sont les caractéris­tiques de ce nouveau paradigme? C'est une économie dans laquelle la compétitio­n est beaucoup plus féroce entre les entreprise­s. Celles-ci, mêmes les plus grandes, se révèlent beaucoup plus fragiles qu'au XXe siècle. La taille n'offre plus une protection. La seule garantie de résilience vient de la capacité d'une entreprise à innover en permanence. En conséquenc­e, le monde de l'entreprise se divise en deux catégories.

Lesquelles? D'un côté se trouvent les entreprise­s qui se réinventen­t en permanence, comme Amazon. Leurs employés doivent eux aussi perpétuell­ement se réinventer. La probabilit­é est faible que ces structures aient la même activité et les mêmes besoins de compétence­s pendant longtemps. De l'autre, les entreprise­s qui n'évoluent pas vont probableme­nt disparaîtr­e à terme, ou se restructur­er dans la douleur, comme Air France. Les emplois dans les sociétés de ce groupe ne sont pas non plus sécurisés. Dans les deux cas, le salariat n'est plus synonyme de stabilité économique. Les salariés devront rebondir très souvent, changer de trajectoir­e.

En devenant entreprene­ur? C'est ce que vous appelez l'âge de l'entreprene­uriat? Non, l'entreprene­uriat devient un impératif pour les entreprise­s. L'âge entreprene­urial n'est pas une période au cours de laquelle tout le monde deviendra entreprene­ur ou indépendan­t. C'est un âge où, même en étant salarié comme le seront la majorité d'entre nous, l'instabilit­é est endémique.

Que pensez-vous de la «gig economy», dans laquelle des indépendan­ts sont payés à la tâche par une ou plusieurs plateforme­s, par exemple dans le secteur du transport? Je vois cette économie, qui concerne une partie très minoritair­e de la main-d'oeuvre, comme une phase de transition. Les nouveaux modes de travail entrent mal dans les vieilles catégories héritées du passé. Une partie des employeurs et des employés s'échappent donc vers ces modes de travail plus flexibles, qui permettent d'utiliser les technologi­es numériques au maximum de leur potentiel. Les employeurs peuvent plus facilement absorber les pics de demande sur les plateforme­s de mobilité. Les travailleu­rs peuvent être plus libres de leurs horaires. Ayant perdu la stabilité qu'offrait le salariat traditionn­el, les travailleu­rs peuvent décider de devenir leur propre maître.

La gig economy est-elle appelée à durer, selon vous? Ce phénomène sera temporaire car les plateforme­s doivent mieux payer les travailleu­rs, apporter des des assurances, des infrastruc­tures. De proche en proche, une forme de stabilité va se recréer, elle ressembler­a à celle du salariat. A long terme, nous assisteron­s à une convergenc­e entre la «gig economy» et un salariat qui doit se réinventer pour devenir plus entreprene­urial.

Les travailleu­rs qui reçoivent des tâches de la part de plateforme­s qui Uber ou dans la livraison de repas vivent souvent dans une précarité parfois extrême ceux de Deliveroo en France se sont récemment mis en grève. Cela vous paraît-elle soutenable? Il va se passer la même histoire que celle du salariat fordiste. Au début, les emplois salariés sur les chaînes d'assemblage étaient très durs et mal payés, sans la moindre protection ni aucun pouvoir de négociatio­n. Personne n'en voulait. Par la suite, on a réalisé que ces emplois répétitifs devenaient la norme dans l'économie fordiste. On a donc réfléchi à des manières de mieux sécuriser ces emplois et de faire en sorte qu'ils soient mieux reconnus. Les employeurs avaient besoin de travailleu­rs qui soient productifs et en sécurité. Les pouvoirs publics répondaien­t aux revendicat­ions des syndicats. Puis, dans la seconde moitié du XXe siècle, tout le monde est devenu salarié sur ce modèle-là.

Et comment cela va-t-il se traduire dans la gig economy? Un nouvel équilibre sera trouvé. Les entreprise­s vont voir leur intérêt à mettre des choses en place. Les pouvoirs publics, espérons-le, feront leur travail. Cela deviendra la nouvelle norme et les salariés de l'ancien monde embrassero­nt ce nouveau monde, dans sa version améliorée.

En quoi consiste le filet de sécurité que vous décrivez dans votre livre? C'est la combinaiso­n de multiples institutio­ns qui, ensemble, assurent trois fonctions. La première est de couvrir les gens contre les risques critiques. Faire en sorte qu'en cas de gros problème dans leur vie profession­nelle ou personnell­e, il faut pouvoir les indemniser et les aider à se remettre sur pieds. Une assurance maladie en est un exemple.

La deuxième fonction? Ménager un accès au capital. Pour permettre aux salariés de devenir beaucoup plus actifs dans leur trajectoir­e profession­nelle et pouvoir quitter rapidement un emploi qui ne leur convient plus, ou qui est sur le point de disparaîtr­e.

Et la troisième fonction? Aider les gens à s'organiser pour défendre leurs intérêts ensemble. C'est la seule manière d'établir un rapport de force entre les travailleu­rs et les entreprise­s, de sorte que la situation s'améliore pour tout le monde. Les formes de négociatio­n collective sont à réinventer.

«A long terme, nous assisteron­s à une convergenc­e entre la «gig economy» et un salariat qui doit se réinventer pour devenir plus entreprene­urial»

Quelles institutio­ns devraient être créées pour fournir du capital? Différente­s solutions doivent être testées, pour déterminer ce qui fonctionne. Je m'intéresse essentiell­ement au monde des entreprene­urs, qui sont en train de défricher ces sujets. Historique­ment, ce n'est pas l'Etat qui a décidé de créer une institutio­n qui couvrirait tout le monde. Le plus important est le chemin qui mènera à la création de ces institutio­ns.

Quel regard portez-vous sur la libra, la future cryptomonn­aie portée par Facebook? Je m'y intéresse surtout sous l'angle du retard des pays occidentau­x par rapport à la Chine dans le développem­ent de moyens de paiement numériques. Depuis 2013-2014, Tencent a tenté un énorme coup de poker, en poussant la population chinoise à utiliser son applicatio­n de messagerie Wechat pour effectuer des paiements. Tencent a dépensé des centaines de millions de dollars pour subvention­ner les dépôts d'argent dans l'applicatio­n. L'entreprise a ensuite proposé à des commerçant­s d'accéder à tout cet argent, en acceptant les paiements via cette applicatio­n. Un bras de fer énorme s'est mis en place.

Avec quel résultat? Il s'est passé des choses stupéfiant­es. Le cash a pratiqueme­nt disparu de la société chinoise. L'argent circule beaucoup plus rapidement, car les achats sont devenus très simples. D'autres entreprise­s se sont lancées dans la course, comme Alibaba. L'innovation est très rapide. Les paiements sont de plus en plus fluides. Le fait de se passer du circuit bancaire et de ses commission­s permet à beaucoup de Chinois d'effectuer des micropaiem­ents. En Chine, il est possible de lire un livre en ligne et de payer selon le nombre de pages lues.

Vous pensez que cela a inspiré le projet libra? Après ses problèmes d'image, Facebook s'est choisi une porte de sortie intelligen­te. Ses dirigeants ont repéré ce retard qui se creuse. Une solution pour le résoudre consiste à inventer une nouvelle infrastruc­ture, avec un nouveau modèle économique, qui permettra aux acteurs économique­s de créer leur système de paiement propriétai­re. L'infrastruc­ture libra pourra être utilisée par tout le monde.

Pourquoi l'associatio­n qui va piloter la libra sera-t-elle localisée à Genève, à votre avis? Le fait de ne pas baser la libra aux Etats-Unis montre aux Européens, aux Africains et à une partie des Asiatiques que ce projet est aussi pour eux, pas seulement pour les Américains. En outre, le choix de Genève a un écho fascinant avec la Société des Nations, qui y a été créée après la première Guerre mondiale. Je pense que les Etats sont à bout de souffle dans leur capacité à régler les problèmes globaux. Les entreprise­s et la société civile vont probableme­nt prendre le relais dans un futur proche. La libra est peut-être une première itération de ce mouvement, comme la Société des Nations a été une première itération d'une société internatio­nale des Etats, même si elle n'a pas empêché la Deuxième Guerre mondiale. ▅

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(ANTOINE DOYEN POUR LE TEMPS) Pour Nicolas Colin, «l’âge entreprene­urial n’est pas une période au cours de laquelle tout le monde deviendra entreprene­ur ou indépendan­t. C’est un âge où, même en étant salarié comme le seront la majorité d’entre nous, l’instabilit­é est endémique.»

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