«Un nouveau filet social est nécessaire»
Ingénieur, énarque et patron d'un incubateur de start-up, Nicolas Colin analyse les ressorts de l'économie qui émerge grâce aux nouvelles technologies. Et décrit pourquoi les employés sont condamnés à innover pour se réinventer
Dans l'économie numérique, les entreprises sont condamnées à innover ou mourir. Et leurs salariés à s'adapter, estime Nicolas Colin. Les employés auront donc besoin de nouvelles formes d'assurance, d'accès à du capital et de représentation collective, poursuit l'auteur de Hedge: A Greater Safety Net for the Entrepreneurial Age. Pour lui, le statut des travailleurs payés par des plateformes comme Uber ou Deliveroo va évoluer vers davantage de protection. Quant à la libra, la future cryptomonnaie de Facebook, elle est vue comme un premier pas vers la prise en charge de problèmes globaux par le secteur privé.
Vous avez développé le concept de filet de sécurité pour l'âge entrepreneurial. De quoi s'agit-il? Le développement de l'économie numérique nous emmène dans un nouveau paradigme, où la production, la consommation et le travail se révèlent très différents de ce qu'ils étaient à l'époque de l'économie fordiste. Comme cela s'est fait au 20e siècle, cette nouvelle économie doit être complétée par des institutions qui soutiennent la prospérité et surtout qui fournissent à chacun de la sécurité économique, afin que les individus puissent anticiper, rebondir, monter des projets, saisir des opportunités.
Quelles sont les caractéristiques de ce nouveau paradigme? C'est une économie dans laquelle la compétition est beaucoup plus féroce entre les entreprises. Celles-ci, mêmes les plus grandes, se révèlent beaucoup plus fragiles qu'au XXe siècle. La taille n'offre plus une protection. La seule garantie de résilience vient de la capacité d'une entreprise à innover en permanence. En conséquence, le monde de l'entreprise se divise en deux catégories.
Lesquelles? D'un côté se trouvent les entreprises qui se réinventent en permanence, comme Amazon. Leurs employés doivent eux aussi perpétuellement se réinventer. La probabilité est faible que ces structures aient la même activité et les mêmes besoins de compétences pendant longtemps. De l'autre, les entreprises qui n'évoluent pas vont probablement disparaître à terme, ou se restructurer dans la douleur, comme Air France. Les emplois dans les sociétés de ce groupe ne sont pas non plus sécurisés. Dans les deux cas, le salariat n'est plus synonyme de stabilité économique. Les salariés devront rebondir très souvent, changer de trajectoire.
En devenant entrepreneur? C'est ce que vous appelez l'âge de l'entrepreneuriat? Non, l'entrepreneuriat devient un impératif pour les entreprises. L'âge entrepreneurial n'est pas une période au cours de laquelle tout le monde deviendra entrepreneur ou indépendant. C'est un âge où, même en étant salarié comme le seront la majorité d'entre nous, l'instabilité est endémique.
Que pensez-vous de la «gig economy», dans laquelle des indépendants sont payés à la tâche par une ou plusieurs plateformes, par exemple dans le secteur du transport? Je vois cette économie, qui concerne une partie très minoritaire de la main-d'oeuvre, comme une phase de transition. Les nouveaux modes de travail entrent mal dans les vieilles catégories héritées du passé. Une partie des employeurs et des employés s'échappent donc vers ces modes de travail plus flexibles, qui permettent d'utiliser les technologies numériques au maximum de leur potentiel. Les employeurs peuvent plus facilement absorber les pics de demande sur les plateformes de mobilité. Les travailleurs peuvent être plus libres de leurs horaires. Ayant perdu la stabilité qu'offrait le salariat traditionnel, les travailleurs peuvent décider de devenir leur propre maître.
La gig economy est-elle appelée à durer, selon vous? Ce phénomène sera temporaire car les plateformes doivent mieux payer les travailleurs, apporter des des assurances, des infrastructures. De proche en proche, une forme de stabilité va se recréer, elle ressemblera à celle du salariat. A long terme, nous assisterons à une convergence entre la «gig economy» et un salariat qui doit se réinventer pour devenir plus entrepreneurial.
Les travailleurs qui reçoivent des tâches de la part de plateformes qui Uber ou dans la livraison de repas vivent souvent dans une précarité parfois extrême ceux de Deliveroo en France se sont récemment mis en grève. Cela vous paraît-elle soutenable? Il va se passer la même histoire que celle du salariat fordiste. Au début, les emplois salariés sur les chaînes d'assemblage étaient très durs et mal payés, sans la moindre protection ni aucun pouvoir de négociation. Personne n'en voulait. Par la suite, on a réalisé que ces emplois répétitifs devenaient la norme dans l'économie fordiste. On a donc réfléchi à des manières de mieux sécuriser ces emplois et de faire en sorte qu'ils soient mieux reconnus. Les employeurs avaient besoin de travailleurs qui soient productifs et en sécurité. Les pouvoirs publics répondaient aux revendications des syndicats. Puis, dans la seconde moitié du XXe siècle, tout le monde est devenu salarié sur ce modèle-là.
Et comment cela va-t-il se traduire dans la gig economy? Un nouvel équilibre sera trouvé. Les entreprises vont voir leur intérêt à mettre des choses en place. Les pouvoirs publics, espérons-le, feront leur travail. Cela deviendra la nouvelle norme et les salariés de l'ancien monde embrasseront ce nouveau monde, dans sa version améliorée.
En quoi consiste le filet de sécurité que vous décrivez dans votre livre? C'est la combinaison de multiples institutions qui, ensemble, assurent trois fonctions. La première est de couvrir les gens contre les risques critiques. Faire en sorte qu'en cas de gros problème dans leur vie professionnelle ou personnelle, il faut pouvoir les indemniser et les aider à se remettre sur pieds. Une assurance maladie en est un exemple.
La deuxième fonction? Ménager un accès au capital. Pour permettre aux salariés de devenir beaucoup plus actifs dans leur trajectoire professionnelle et pouvoir quitter rapidement un emploi qui ne leur convient plus, ou qui est sur le point de disparaître.
Et la troisième fonction? Aider les gens à s'organiser pour défendre leurs intérêts ensemble. C'est la seule manière d'établir un rapport de force entre les travailleurs et les entreprises, de sorte que la situation s'améliore pour tout le monde. Les formes de négociation collective sont à réinventer.
«A long terme, nous assisterons à une convergence entre la «gig economy» et un salariat qui doit se réinventer pour devenir plus entrepreneurial»
Quelles institutions devraient être créées pour fournir du capital? Différentes solutions doivent être testées, pour déterminer ce qui fonctionne. Je m'intéresse essentiellement au monde des entrepreneurs, qui sont en train de défricher ces sujets. Historiquement, ce n'est pas l'Etat qui a décidé de créer une institution qui couvrirait tout le monde. Le plus important est le chemin qui mènera à la création de ces institutions.
Quel regard portez-vous sur la libra, la future cryptomonnaie portée par Facebook? Je m'y intéresse surtout sous l'angle du retard des pays occidentaux par rapport à la Chine dans le développement de moyens de paiement numériques. Depuis 2013-2014, Tencent a tenté un énorme coup de poker, en poussant la population chinoise à utiliser son application de messagerie Wechat pour effectuer des paiements. Tencent a dépensé des centaines de millions de dollars pour subventionner les dépôts d'argent dans l'application. L'entreprise a ensuite proposé à des commerçants d'accéder à tout cet argent, en acceptant les paiements via cette application. Un bras de fer énorme s'est mis en place.
Avec quel résultat? Il s'est passé des choses stupéfiantes. Le cash a pratiquement disparu de la société chinoise. L'argent circule beaucoup plus rapidement, car les achats sont devenus très simples. D'autres entreprises se sont lancées dans la course, comme Alibaba. L'innovation est très rapide. Les paiements sont de plus en plus fluides. Le fait de se passer du circuit bancaire et de ses commissions permet à beaucoup de Chinois d'effectuer des micropaiements. En Chine, il est possible de lire un livre en ligne et de payer selon le nombre de pages lues.
Vous pensez que cela a inspiré le projet libra? Après ses problèmes d'image, Facebook s'est choisi une porte de sortie intelligente. Ses dirigeants ont repéré ce retard qui se creuse. Une solution pour le résoudre consiste à inventer une nouvelle infrastructure, avec un nouveau modèle économique, qui permettra aux acteurs économiques de créer leur système de paiement propriétaire. L'infrastructure libra pourra être utilisée par tout le monde.
Pourquoi l'association qui va piloter la libra sera-t-elle localisée à Genève, à votre avis? Le fait de ne pas baser la libra aux Etats-Unis montre aux Européens, aux Africains et à une partie des Asiatiques que ce projet est aussi pour eux, pas seulement pour les Américains. En outre, le choix de Genève a un écho fascinant avec la Société des Nations, qui y a été créée après la première Guerre mondiale. Je pense que les Etats sont à bout de souffle dans leur capacité à régler les problèmes globaux. Les entreprises et la société civile vont probablement prendre le relais dans un futur proche. La libra est peut-être une première itération de ce mouvement, comme la Société des Nations a été une première itération d'une société internationale des Etats, même si elle n'a pas empêché la Deuxième Guerre mondiale. ▅