Pierre Lescure, l’homme qui avait su rendre la télévision intelligente
Il fut le roi des plus belles années de Canal+ et il préside le Festival de Cannes depuis 2014. Pour cet ex-rebelle, les vertus du monde et des réseaux anciens constituent le sel du journalisme
«Vos succès, vos échecs, vos ratages: il a tout cela en tête. A Canal+, il avait les clés du coffre. Il a perdu le coffre et gardé les clés»
Le mot est venu tout seul. Dans le petit monde français de la culture, de la communication et des médias, Pierre Lescure est un «parrain». Une figure à la fois respectée et redoutée, dont les chroniques bienveillantes distillées tous les soirs sur France 5, dans C à vous, aident à remplir théâtres, cinémas et salles de concert. Un «parrain» qui, à 74 ans, affectionne toujours plus que tout la vie en bandes. Amis. Reporters. Acteurs. Musiciens.
Jamais aussi à l'aise que dans un festival, comme celui de Cannes, qu'il préside depuis 2014, ou celui du journalisme international à Couthures, près de Bordeaux, dont il était en juillet dernier l'invité d'honneur: «La différence entre Lescure et beaucoup d'autres dans ce milieu est qu'il aime les gens, juge un réalisateur, pourtant furieux de ne pas avoir été retenu à la dernière sélection cannoise – aux mains du seul directeur, Thierry Frémaux. C'est un parrain en smokingnoeud papillon qui ne conçoit la vie qu'en jeans: décontractée. Donc ça énerve.»
Séduire, pas flinguer
Qui dit «parrain» dit autorité. Et Pierre Lescure n'en manque pas. Au récent Festival de Couthures – dont Le Temps est partenaire aux côtés du groupe Le Monde depuis 2017 – l'essentiel des questions qui lui furent posées par le public concernait l'état du paysage audiovisuel français. Comment lui, qui vit démarrer sous son règne à Canal+ (19942002) pas mal d'animateurs vedettes et travailla un temps aux côtés de Laurent Ruquier, supporte cette recrudescence de «clashs» sur petit écran?
«La vérité? Je ne le vis pas bien parce que ce n'est pas l'image que j'ai de la télévision, nous racontait-il dans le TGV estival à destination du petit village au bord de la Garonne. Pour ma génération, un média populaire veut dire quelque chose dans le bon sens du terme. Séduire, oui, mais pourquoi flinguer?»
Sourire d'un producteur qui, comme beaucoup dans cette contrée compliquée qu'est le paysage audiovisuel et culturel français, ne veut pas se mettre «Pierre» à dos: «Pierre, c'est le parrain de la série américaine Les Soprano. Il vous câline mais il tient scrupuleusement les comptes. Vos succès, vos échecs, vos ratages: il a tout cela en tête. A Canal+, il avait les clés du coffre. Il a perdu le coffre et gardé les clés.»
On feuillette ses entretiens récents accordés à la presse. Il nous a promis, un jour, de parler «très franchement» de ce qui cloche dans le service public français de la télévision et nous avons pris date. Mais reprenons, pour l'heure, les étapes connues: L’Humanité, le quotidien communiste qu'il lisait sur la table de ses parents (son père y était journaliste), lui donna le goût de la culture.
La TV publique version Pierre Desgraupes au début des années 80: Pierre Lescure le populaire, enfant de la banlieue est de Paris quadrillée par le PC, a méthodiquement tissé sa toile dans ce milieu assassin, mais très à gauche et bien-pensant, du spectacle vivant.
Diplômé du Centre de formation des journalistes en 1963, il choisit sur le conseil d'un ami (déjà) la radio, média roi de l'époque. La suite est faite d'habiles promotions et de retentissantes innovations. «Saw principale qualité n'est pas d'être gentil. Il ne l'est pas, poursuit notre interlocuteur, en riant. Sa qualité, c'est d'être le contraire d'un stalinien parmi ces intellectuels qui adorent tant condamner et envoyer au purgatoire. Et pour cause: il déteste l'autocritique.»
La question nous a taraudé cet été, tout au long du trajet passé à ses côtés. Comment devient-on Pierre Lescure, connétable de la création télévisée et cinématographique française, ami des stars, compagnon d'actrices célèbres (Catherine Deneuve, Nathalie Baye…), passionné de rock et des Etats-Unis? La réponse est venue en l'écoutant parler de ce qui se fait hors de France.
«Mon secret, c'est d'avoir toujours regardé ailleurs et fait le pas de côté, explique-t-il. Je me suis toujours demandé comment font les autres pour attirer téléspectateurs, lecteurs ou auditeurs. J'ai toujours lu la presse internationale. La France-village gaulois, ça n'a jamais été mon truc.» Bingo. Ce type a toujours eu la curiosité du séducteur. Avec ce qu'il faut d'entrées dans les palais du pouvoir, d'habileté diplomatique et d'excès. Trop prodigue avec l'argent des actionnaires pour les uns. Simple «panier percé» en privé comme en public, pour les autres. Audacieux, innovateur, pour ceux qui surent tirer profit de sa générosité et ceux qui, bluffés, parcourent la liste d'émissions cultes qu'il contribua à lancer, des Enfants du rock aux Guignols de l’info.
Très peu français
«Je suis plus un accélérateur de particules qu'un créateur, plus un facilitateur, déclare-t-il en juillet au Monde. Ce que j'ai fait de mieux, c'est amener les gens à donner 101% et à en être heureux.» Ancien patron du groupe Audiens, spécialiste de la protection sociale des artistes, Patrick Bézier interroge: «Un type comme lui, après cinquante ans de carrière, et son lot d'accrochages violents – notamment avec Jean-Marie Messier, qui l'évinça de Canal+, qu'il avait co-créée – devrait être détesté. Or il est aimé.»
Vraiment? «Lescure est un des rares qui n'aime pas être méchant. C'est très peu français, ça, de ne pas aimer la méchanceté. Surtout quand on vieillit», nous avouait, au printemps, le journaliste Christophe Barbier, passionné de théâtre, auteur d'un rap d'anthologie pour le dixième anniversaire de C à vous. Ce parrain-là tisse sa légende.
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