L’engraisseur dans un climat lourd
Alors que les préoccupations environnementales explosent, les éleveurs de bétail sont pointés du doigt. Ils défendent leur production locale, comme seule alternative convaincante aux importations
«Quand ils atteignent 600 kilos, c’est l’heure d’y aller.» A Chavannes-le-Veyron, dans la campagne vaudoise, Christophe Longchamp engraisse des taureaux. «En termes de détention, c’est le top de ce qui se fait», assure l’agriculteur. En plein air, choyés au grain suisse, les animaux ont le poil luisant. Durant les six à huit mois que dure leur séjour, ils ne fouleront toutefois jamais l’herbe du champ d’à côté. Décrié pour son impact climatique et le traitement qu’il réserve aux animaux, l’élevage a mauvaise presse. Alors que le débat environnemental fait rage, comment les producteurs perçoivent-ils leur activité?
«Angus, limousin, simmental, j’ai 80 taureaux répartis en six enclos, détaille Christophe Longchamp. Chaque groupe réunit 9 à 17 bêtes sur 100 m². Il y a trois zones: une pour manger, une pour dormir, une pour se promener.» D’une main, le paysan caresse distraitement le crâne d’un mâle qui a faufilé sa tête entre les barrières métalliques. Derrière lui, deux ouvriers perchés sur une grue désamiantent le toit de la grange.
«Pour éviter que les animaux ne se blessent entre eux, ils sont regroupés par poids. Là-bas, pointe-t-il du doigt, ce sont des petits de 250 à 300 kilos. Ici devant, ce sont les plus gros, presque 600 kilos. Le but est qu’ils s’accroissent le mieux possible, environ un kilo et demi par jour.» Pour s’en assurer, Christophe Longchamp pèse ses bêtes tous les deux mois. Si la prise de masse n’est pas suffisante, «on fait venir le vétérinaire». Sans toujours trouver ce qui cloche.
«Plus de 90% de ce qu’ils mangent vient de mon exploitation, précise le paysan vaudois. Le mélange est composé de maïs, luzerne et lupin de la ferme, auxquels on ajoute de la pulpe de betterave et du tourteau suisses. A part un vaccin contre la grippe et un vermifuge contre les parasites, aucun médicament préventif ne leur est administré. Le but n’est pas seulement de décrocher des labels, mais juste de faire les choses bien. Ça fonctionne, les bêtes sont calmes, elles n’ont pas peur.»
A moitié reconnaissantes, ces dernières n’hésitent pas à charger de temps à autre le propriétaire, qui raconte avoir récemment
«dû sauter la barrière» alors qu’il nettoyait leur enclos. La frustration des bêtes s’exprime parfois sans crier gare, alors qu’à quelques mètres de là plusieurs laitières avachies dans l’herbe narguent les mâles. Pourquoi ne peuvent-ils eux aussi s’ébattre dans un vert pâturage?
«Ils sont malheureux, c’est vrai»
La réponse du paysan est plurielle: «D’abord, ce sont des bêtes extrêmement puissantes, dit-il. Contrairement aux vaches, un fil électrique ne les retiendrait pas. Il faudrait construire un mur dans le champ. Ensuite, il faut que les taureaux bougent pour créer du muscle, mais pas trop. L’engraissement nécessite un élevage intensif.» Comprenez une surface réduite au regard de la population qu’elle contient.
Accoudé à la barrière, l’éleveur n’est pas naïf: «Ils sont malheureux, c’est vrai. Mais pour ce type de production, ils sont bien. Je les aime mes bêtes, même si je sais où elles vont. En termes de bien-être, les conditions ne sont certes pas parfaites, mais je connais tous mes taureaux. Je m’en occupe individuellement, ce n’est pas l’usine. En France, le même espace compterait non pas 80 mais 120 bêtes. Aux Etats-Unis, ils sont nourris au concentré OGM et ne peuvent pas ruminer.»
Quid de l’impact environnemental de sa production? «Pensez à l’alternative, répond Christophe Longchamp: si nous n’élevons pas les bovins en Suisse, les produits seront importés. Je suis en partie d’accord avec le mouvement écologiste actuel. Il faut diminuer la consommation de viande et consommer local. Je vois le changement climatique tous les jours dans mes champs, je ne le nie pas. Mais arrêter de produire ici n’est pas la solution. Qu’on le veuille ou non, la viande, on va encore en manger. Je ne vends que dans le pays et les affaires sont bonnes.»
Les chiffres de l’Office fédéral de la statistique appuient ses dires, la consommation de viande demeure stable depuis vingt ans: environ 50 kilos annuels par habitant. La demande en volaille est même en pleine progression. Le secteur souffre cependant de la concurrence. «Le gouvernement conclut des accords de libre-échange avec des pays qui font n’importe quoi, tout en demandant de gros efforts aux producteurs suisses pour qu’ils respectent leurs animaux et produisent la meilleure qualité qui soit, dit Christophe Longchamp. Ce n’est pas cohérent.»
Les pratiques en vigueur dans la branche sont en pleine mutation, abonde Olivier Pittet, formateur d’adultes à l’école d’agriculture de Grangeneuve (FR). «Depuis quelques années, nous axons bien davantage notre enseignement sur le respect des normes, l’aspect local et le bienêtre animal. Non plus seulement pour toucher des subventions, mais pour se placer du point de vue des bêtes. Les élèves y sont réceptifs, une prise de conscience s’opère.»
En partie lié à l’évolution progressive des moeurs, ce changement de perspective a été suscité entre autres par les associations de défense des animaux, concède Olivier Pittet: «Notamment par ces vidéos tournées dans les abattoirs.» La politique fédérale pousse également les producteurs à travailler de manière plus compatible avec les enjeux actuels, notamment le réchauffement.
«Comme l’agriculture entretient des liens forts avec la nature et le climat, elle se retrouve vite dépassée par les répercussions du changement climatique, reconnaît l’un des derniers rapports de l’Union suisse des paysans. Le secteur agraire participe à raison de 13,2% aux émissions de gaz à effet de serre du pays, ce qui fait de lui le quatrième secteur responsable. Le méthane que produisent les animaux de rente représente près de la moitié de ces émissions. Tributaire du climat à bien des égards, l’agriculture suisse veut contribuer à l’amélioration de ce bilan.»
Les temps changent, confirme Olivier Pittet: «Il y a trente ans, les écoles d’agriculture délivraient le message que plus on produit et plus on livre, mieux on se porte. Maintenant, la politique de la Confédération demande davantage d’écologie et nous tendons plutôt vers la qualité. Nous essayons également d’être plus transparents, d’ouvrir les exploitations, de mieux nous vendre. La tâche continue toutefois d’être difficile.»
Bien-être ou environnement?
Entre les préoccupations environnementales et le bien-être animal, l’équation paysanne demeure un exercice d’équilibriste. Parsemée de quelques aberrations. «Lors d’une procédure spécifique de mise à l’enquête, une porcherie souhaitait construire une courette extérieure pour ses animaux, raconte Olivier Pittet. Les autorités ont préféré suggérer une alternative fermée avec laveur d’air car les zones d’activité extérieures peuvent occasionner plus d’émissions gazeuses que les systèmes fermés. Parfois, c’est compliqué de suivre.»
En attendant, les affaires marchent bien et, à Chavannes-le-Veyron, plusieurs taureaux terminent leur dernier repas. Ils iront bientôt garnir l’assiette des Suisses qui annoncent manger «régulièrement» de la viande: 94% de la population en 2019.
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«Je vois le changement climatique tous les jours dans mes champs, mais arrêter de produire ici ne serait pas la solution» CHRISTOPHE LONGCHAMP