Le Temps

Quand les proches aidants appellent à l’aide

Au croisement des thématique­s de la prévoyance vieillesse et des coûts de la santé, les proches aidants sont un pilier de la santé publique suisse. Le futur parlement fédéral devra trouver un moyen pour reconnaîtr­e ce travail de l’ombre

- AÏNA SKJELLAUG @AinaSkjell­aug

Claire ne se rappelle pas avoir été aussi fatiguée lorsqu’elle avait ses trois enfants en bas âge. Cela fait un an et demi que sa maman, âgée de 94 ans, vit chez elle et qu’elle s’en occupe, malgré son travail à 80%. «Elle a ses habitudes, je ne peux pas la faire manger avant nous comme je le faisais avec mes petits. Elle est très attachée à moi et tant qu’elle me reconnaît, je ne peux pas la placer en EMS.» Cette quinquagén­aire vaudoise est une sainte, une héroïne des temps modernes, appelez cela comme vous le voulez. Le milieu sociosanit­aire la nomme «proche aidante», comme l’est 14% de la population du canton de Vaud.

La face cachée de la santé

Demain, les proches aidants seront plus nombreux encore. Ils devront combler le manque de ressources publiques face à la population des 80 ans et plus, qui s’apprête à doubler d’ici vingt ans. Les nouvelles formes de vie de famille et la hausse continue du taux d’activité profession­nelle des femmes ont placé les soins aux proches sous les feux de l’actualité politique. Le Conseil fédéral cherche un moyen de reconnaîtr­e cette face cachée de la santé.

Dans l’un de ses rapports, on apprend que 6% des personnes interrogée­s âgées de 15 à 64 ans viennent régulièrem­ent en aide à des proches. Rapporté à l’ensemble de la population en âge de travailler, on obtient environ 330000 personnes. Par ailleurs, 15% d’entre elles déclarent que les tâches d’assistance et d’accompagne­ment les limitent, voire les bloquent dans leur activité profession­nelle. Ce qui péjorera à terme leur propre rente AVS. En parallèle, une étude de Promotion Santé Suisse (mars 2019) indique que les proches aidants ont effectué en 2013 42 millions d’heures de travail non payé, d’une valeur monétaire de 3,5 milliards de francs.

Un budget mensuel de 4000 francs

Claire s’occupe de sa mère tous les matins, tous les soirs, tous les weekends et durant les vacances. Lorsqu’elle part travailler, une dame de compagnie vient prendre le relais. Elle la paie 30 francs de l’heure, 54 si c’est une infirmière. Elle estime le budget mensuel dédié à sa mère à près de 4000 francs par mois. Six heures de garde par semaine sont subvention­nées par l’Etat de Vaud – soit presque rien

–, par contre elle bénéficie comme proche aidante de 30 jours de repos par année. Sa mère est alors placée en EMS pour 400 francs la semaine. Elle a aussi la possibilit­é de placer sa maman dans un centre d’accueil temporaire, les jeudis, pour la modique somme de 30 francs la journée.

En Suisse, aucun canton n’indemnise le manque à gagner des proches aidants. Et rien non plus n’est fait pour introduire des déductions d’impôts. Quelques cantons et communes versent un petit montant symbolique. Fribourg est le plus généreux, avec 25 francs par jour. Vaud ne propose pas d’«aide financière à la personne» mais subvention­ne les prestation­s pour les rendre accessible­s.

«L’encouragem­ent du maintien à domicile a été un choix politique dès la fin des années 80 dans le canton de Vaud», retrace Mercedes Puteo, directrice d’Espace Proches, une associatio­n vaudoise de soutien aux proches aidants. «D’un point de vue qualitatif, c’est vrai qu’une majorité de personnes âgées préfèrent rester chez elles. Et côté finances, il n’y a pas photo, c’est moins cher qu’un EMS.» Du point de vue de la collectivi­té du moins, car pour dix personnes placées en EMS, la société en aide six. Les assureurs, eux, grincent parfois des dents devant les factures médicales qui se multiplien­t et poussent leurs assurés à rejoindre un établissem­ent médico-social.

Prendre conscience d’être proche aidant

Le travail de Mercedes Puteo, infirmière de formation, est premièreme­nt de faire prendre conscience aux parents et conjoints concernés qu’ils sont proches aidants, puis de leur éviter l’isolement et l’épuisement. «Des personnes renoncent à leur activité profession­nelle, d’autres sont licenciées à cause de leurs absences à répétition et peuvent tomber dans la précarité.» Pour maintenir le niveau de leurs futures rentes AVS, certains proches aidants bénéficien­t de bonificati­ons pour tâches d’assistance. «Compte tenu des 81 milliards de francs fournis gratuiteme­nt chaque année par les proches aidants, la politique a le devoir d’investir plusieurs centaines de millions, ne serait-ce que pour pouvoir continuer à compter à l’avenir sur l’engagement des proches, qui seront alors moins contraints de cesser toute activité lucrative», réclame Mercedes Puteo.

Et face au futur tsunami gris que nous promet la démographi­e, il faudrait un sacré coup d’accélérate­ur. Fabrice Ghelfi, chef de la Direction générale de la cohésion sociale du canton de Vaud, l’explique bien: «Non seulement la population âgée sera plus nombreuse, mais la génération qui suit est moins peuplée. Si l’on calcule le ratio des plus jeunes par rapport aux plus anciens, il se détériore. Nous avons cinq à dix ans pour renforcer le soutien aux proches et le rendre le plus viable possible. Sinon, ce sera des activités qu’il faudra faire accomplir par des collaborat­eurs, et les frais pour la collectivi­té augmentero­nt encore.» Aujourd’hui le budget vaudois dédié aux proches aidants (accueil de jour, relève, prestation­s associativ­es) tourne autour de 15 millions par an.

L’intimité en pâtit

Au cours des différents entretiens, la notion d’engagement volontaire revient à plusieurs reprises. «Pour que cela se passe bien, le soutien aux proches doit se faire sur une base libre, personne ne doit penser qu’il est «normal» d’aider, ni culpabilis­er lorsqu’il ne le fait pas», nous répètet-on. Qu’en pense Claire? «Je serais triste de ne pas soutenir ma mère. Par contre je n’imposerai jamais cela à mes enfants.» C’est également un choix familial, car l’intimité au sein de son couple en pâtit.

Le 30 octobre a lieu la Journée intercanto­nale des proches aidants. L’occasion d’aborder les différente­s pistes d’action de l’Etat pour reconnaîtr­e davantage l’engagement des proches aidants et favoriser le maintien à domicile des personnes atteintes dans leur autonomie.

En Suisse, aucun canton n’indemnise le manque à gagner des proches aidants. Et rien n’est fait non plus pour introduire des déductions d’impôts

 ?? (GETTY IMAGES) ?? Le proche aidant consacre régulièrem­ent de son temps, par défaut ou par choix, pour soutenir au quotidien un être atteint dans sa santé ou son autonomie.
(GETTY IMAGES) Le proche aidant consacre régulièrem­ent de son temps, par défaut ou par choix, pour soutenir au quotidien un être atteint dans sa santé ou son autonomie.

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