Le Temps

En vingt ans, deux fois plus de bactéries résistante­s dans les élevages

MÉDECINE Entre 2000 et 2018, la proportion de bactéries résistante­s aux antibiotiq­ues a doublé dans les élevages de porcs et de poulets. Une tendance particuliè­rement forte en Inde, en Chine et au Brésil

- MARIE MAURISSE @MarieMauri­sse

Reconnue comme «l’un des risques sanitaires les plus urgents de notre époque» selon le directeur de l’Organisati­on mondiale de la santé, la résistance aux antibiotiq­ues connaît une inquiétant­e progressio­n, en particulie­r dans les élevages des pays en développem­ent.

Pour la première fois, une étude en donne une mesure chiffrée: entre 2000 et 2018, la proportion de pathogènes résistants a doublé dans les élevages de poulets et de porcs dans une centaine de pays du sud. Ces résultats sont révélés le 19 septembre dans la revue Science.

Voilà trois ans que Thomas Van Boeckel, professeur assistant à l’Institut pour les décisions environnem­entales de l’Ecole polytechni­que fédérale de Zurich, travaille sur le sujet avec huit collègues basés à l’étranger. «En Asie, en Afrique et en Amérique latine, il n’existe pas de monitoring régulier de l’antibiorés­istance comme nous en avons en Europe, explique-t-il. Nous avons dû trouver d’autres sources.» Il décide alors de se concentrer sur les bactéries Escherichi­a coli, le Campylobac­ter, les salmonello­ses non typhiques et les staphyloco­ques dorés.

Plus de 100 pays

Avec son équipe, il collecte d’abord le maximum d’études réalisées localement par des scientifiq­ues, et qui ont été publiées dans des revues de médecine vétérinair­e. En Inde, ces spécialist­es se sont rendus dans des écoles vétérinair­es, afin de récupérer des thèses de doctorat sur les résistance­s. Une fois cette collecte faite dans plus de 100 pays, il a fallu trier les données, et les harmoniser. «Nous avons par exemple écarté les taux mesurés sur différente­s catégories d’animaux, car nous voulions séparer les chiffres par espèce, détaille Thomas Van Boeckel. Puis nous avons accordé plus de valeur aux études qui comprenaie­nt beaucoup d’échantillo­ns.»

Au total, plus de 900 taux de résistance ont été analysés. Des données qu’il a fallu harmoniser, car selon les régions les seuils de résistance n’étaient pas forcément les mêmes. Les chercheurs et chercheuse­s ont donc fait comme les économiste­s lorsqu’ils comparent les prix: ils ont émis des valeurs constantes.

Pour le boeuf, aucune augmentati­on significat­ive n’est apparue: les pays en voie de développem­ent n’ont que peu d’élevages bovins, et chez les vaches, les infections sont traitées plus localement. Mais pour les poulets, le taux de résistance moyen est passé de 0,15 à 0,41 en 18 ans, et de 0,13 à 0,34 pour les porcs. Les résistance­s qui augmentent le plus sont celles aux tétracycli­nes et aux sulfanamid­es.

Pour Thomas Van Boeckel, cette forte augmentati­on a été «une mauvaise surprise». Il la met en relation avec la croissance de certains de ses pays, qui développen­t des élevages intensifs. «Administre­r des antibiotiq­ues dans l’eau et les aliments des poulets en batterie est plus rapide et probableme­nt moins coûteux que de nettoyer régulièrem­ent leur hangar ou en augmenter la surface pour éviter la propagatio­n des infections», avance-t-il.

Les pays les plus concernés par le problème sont l’Inde et la Chine, où l’accès aux antibiotiq­ues n’est que très peu régulé. En Afrique, le Kenya fait partie des points les plus chauds, car il compte des élevages intensifs de porcs et exporte sa viande dans la sous-région. Le Brésil, enfin, voit les résistance­s augmenter dans ses élevages – une situation qui pourrait avoir des conséquenc­es chez nous puisqu’en 2018, plus de 16000 tonnes de viande ont été importées du Brésil en Suisse, selon les chiffres de l’Administra­tion fédérale des douanes.

Mauvais joueurs

En plus de leur publicatio­n, Thomas Van Boeckel et ses collègues ont également mis en ligne le site Resistance Bank, en libre accès, qui compile ces données et permet aux scientifiq­ues d’en ajouter de nouvelles. Sur la carte, la couleur rouge indique clairement les zones où les résistance­s sont importante­s: les pays du Sud.

Depuis quelques années, certains pays ont mis en place des mesures, parfois avec succès: en Suisse, leur distributi­on dans les fermes a ainsi été diminuée par deux en dix ans. «Loin de moi l’idée de donner des leçons à ces pays, sursaute Thomas Van Boeckel. Notre travail vise seulement à identifier l’étendue du problème. Cela fait 60 ans que les EtatsUnis, la Suisse et l’Europe utilisent des antibiotiq­ues, on ne va pas commencer à imposer des restrictio­ns à l’Afrique et à l’Asie. Mais nous avons notre part de responsabi­lité: il faudrait investir en Chine et en Inde, notamment, afin que les élevages soient plus durables.»

«En Asie, en Afrique et en Amérique latine, il n’existe pas de monitoring régulier de l’antibiorés­istance» THOMAS VAN BOECKEL, PROFESSEUR ASSISTANT À L’EPFZ

 ?? (GAËTAN BALLY/KEYSTONE) ?? Un élevage à Dürnten, Zurich. En Suisse, la distributi­on d’antibiotiq­ues dans les fermes a été diminuée par deux en dix ans. La tendance est inverse dans de nombreux pays en voie de développem­ent.
(GAËTAN BALLY/KEYSTONE) Un élevage à Dürnten, Zurich. En Suisse, la distributi­on d’antibiotiq­ues dans les fermes a été diminuée par deux en dix ans. La tendance est inverse dans de nombreux pays en voie de développem­ent.

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