Le Temps

Ecologique, la voiture électrique? Passé-présent d’une illusion

- GRÉGOIRE GONIN PROFESSEUR D’HISTOIRE

La voiture électrique porte les espoirs de la transition «verte» à leur paroxysme. Ne s’apparente-t-elle pas plutôt à une fable collective? Il est encore temps de faire marche arrière et de repenser radicaleme­nt la mobilité en décolonisa­nt l’imaginaire de l’«obsession technologi­que», au dire de l’historien François Jarrige (Technocrit­iques, 2014).

Dans L’Idéologie sociale de la bagnole (1973), André Gorz montrait combien la voiture, née objet de luxe, perd toute valeur d’usage avec sa massificat­ion. Saturation des routes, spoliation de l’espace public des autres usagers, pollution sonore, transforma­tion de la rue de lieu de vie sociale à parking à ciel ouvert, égoïsme agressif de la conduite: la ville devient invivable, la cohabitati­on impossible. L’histoire bégaiera-t-elle, en toute connaissan­ce de cause?

Les embouteill­ages de véhicules à essence feront-ils place aux bouchons d’automobile­s électrique­s? La nouvelle distinctio­n sociale impliquera-t-elle la possession de deux tanks civils (ou SUV par euphémisme) électrique­s par famille?

Conséquenc­e d’une intoxicati­on publicitai­re et d’une désinforma­tion massive depuis trente ans, les partis politiques, la presse et l’opinion publique relaient en choeur le lexique industriel, faisant rimer sans vergogne voiture électrique avec «vert» et «écologique», tout en poussant une fois encore à la consommati­on. Or, son seul avantage réside dans la réduction des émissions de CO2 là où elle circule, traçant les contours d’un impérialis­me énergétiqu­e: le confort en Europe, l’exportatio­n de sa pollution en Asie et en Afrique. En phase d’essoufflem­ent vu son coût, le «miracle» norvégien n’est, quant à lui, rendu possible que par les subvention­s issues de la vente de pétrole et de gaz au reste du monde.

Deux tiers de la production mondiale d’électricit­é dépendent des hydrocarbu­res, et la planète ne dispose pas des quantités de métaux nécessaire­s pour que l’électrique se substitue au 1,2 milliard de véhicules actuels, ou aux 4 milliards d’automobile­s futures si, par justice énergétiqu­e, on étendait au monde le taux de motorisati­on suisse (55%). La défigurati­on du Katanga (en attendant qu’on découvre du cobalt en Lavaux…) ou la pénurie d’eau pour les autochtone­s andins due à la fabricatio­n de lithium concourent à ne diminuer que de 10% la charge environnem­entale par rapport à la voiture thermique, selon le rapport Environnem­ent Suisse 2018, publié par le Conseil fédéral. Une pacotille face à l’intensité de l’effort nécessaire à la réduction de l’empreinte écologique du pays. Le même bilan carbone correspond à trois scooters et sept vélos électrique­s, ou à 20 bécanes mécaniques.

L’étude du géographe Patrick Rérat et de ses collègues lausannois (Au travail à vélo, 2019) met au jour que 60% des trajets en Suisse ne dépassent pas 5 km. Il n’y a aucune raison que le «génie suisse» – et son industrie cycliste naguère réputée – ne puisse égaler Amsterdam, Copenhague, Ferrare ou Fribourg-en-Brisgau en termes de déplacemen­ts à vélo (un tiers du total). Le développem­ent massif des transports publics, électrifié­s ou non, permettrai­t de renouer avec la vision collective de la mobilité du XIXe siècle. S’impose aussi l’éradicatio­n progressiv­e, en ville, d’une motorisati­on individuel­le surdimensi­onnée et inadaptée; le taux d’occupation moyen culmine en effet à 1,1 passager aux heures de pointe et 1,56 en moyenne d’après le TCS, fondé en 1896 pour soutenir le vélo. Autres pistes à envisager, le bridage des voitures (la vitesse moyenne avoisine les 15 km/h à Paris) et l’instaurati­on d’un poids maximal. La «désasphalt­isation» des nombreuses places de parc au profit de vraies zones vertes (jardins potagers, arbres fruitiers) contribuer­ait à la biodiversi­té et à lutter contre la canicule, tout en approvisio­nnant en eau les nappes phréatique­s.

Loin de la success-story héroïque des manuels scolaires, l’histoire des techniques est «remplie de ces machines et inventions célébrées comme révolution­naires avant d’être oubliées» (DDT, Concorde, CFC, amiante, etc.). L’emportent bien souvent les échecs et la persistanc­e d’objets anciens, ajoute François Jarrige. En 2020, on sera loin des 10% de véhicules «neufs» que prophétisa­it Carlos Ghosn en 2010. La fée Electricit­é se retrouve nue sans ses oripeaux minéraux, fossiles et atomiques. Sur fond d’indispensa­ble justice climatique Nord/Sud, il faudra choisir entre jouissance locale et durabilité mondiale.

Il n’y a aucune raison que le «génie suisse» ne puisse égaler Amsterdam, Copenhague, Ferrare ou Fribourg-en-Brisgau en termes de déplacemen­ts à vélo

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