La digitalisation: une hydre à trois têtes…
La digitalisation rapide de toutes choses se montre souvent sous des atours séduisants et prometteurs. Le 3 septembre dernier, les organisateurs du Digital Day publiaient un communiqué de presse qui reflétait le succès de cette manifestation. Quelques jours auparavant, les médias relataient la publication d’une récente enquête de l’Office fédéral de la statistique. Cette enquête met en évidence l’épuisement moral et un accroissement de la fréquence du stress professionnel, qui atteint désormais plus d’une personne active sur cinq (11 milliards de francs par an, en coûts de santé, en Suisse).
Notre compulsion à la performance et à la croissance économique conduit à l’arrimage des actes des travailleurs avec le temps requis pour les accomplir, le temps requis étant luimême arrimé à l’argent que les actes rapportent. Si cet arrimage «acte – temps – argent» peut naître relativement naturellement dans l’esprit d’un manager à l’oeuvre dans la production d’objets ou de machines, la même démarche devient tyrannique et franchement délétère dans l’agriculture et les métiers de services, tout particulièrement dans les métiers de relation et de soin aux personnes.
Quel est l’outil parfait, indispensable à cette manoeuvre d’arrimage? Les oeillères du numérique au service du profit immédiat! La digitalisation de toutes les dimensions de la vie humaine, c’est le stade actuel du long continuum des développements techniques mis en oeuvre par l’homme pour s’affranchir des forces de la nature (la gravité), se libérer aussi des contraintes de la matière, de l’espace et du temps.
Cet affranchissement s’opère par le truchement de toutes sortes d’interfaces que nous plaçons entre la nature et nous-mêmes. Dans un premier temps, cette libération est gratifiante et ludique. Mais le succès de la digitalisation est en réalité un échec. Le symptôme de cet échec est une hydre à trois têtes: la première, c’est l’accélération de tous les processus, dont la plus funeste conséquence est celle des atteintes portées à l’environnement. La deuxième, c’est l’accroissement indécent et irréversible des inégalités (grâce aux fintechs, robo-advisoring, etc.). Quant à la troisième tête, elle reçoit la becquée des deux autres. Cette tête, c’est le stress des populations, particulièrement celui des travailleurs.
Désormais tout est traçable et tracé; tout est quantifié, chronométré, localisé, prouvé, etc. Nous sommes devenus des terminaux identifiés et asservis, mesurables dans ce que l’on coûte et rapporte… Pour les travailleurs, le sens du geste n’est plus au coeur du geste, dès lors que l’accomplissement du geste s’accompagne du devoir de le justifier. Cette réalité, conjointe du déficit d’usage de nos sens et de notre rapport à la matière, est en elle-même épuisante. La digitalisation gomme, dans bien des cas, les talents, qualités et spécificités des travailleuses et des travailleurs. La digitalisation favorise l’uniformisation des actes, donc l’anonymisation de leurs auteurs ainsi que l’interchangeabilité de ces derniers.
Le numérique rend inintelligible le fonctionnement de toutes les machines et objets dont nous nous sommes rendus dépendants, en l’espace d’une génération seulement, machines et objets que les chantres du binaire aspirent désormais à interconnecter (IOT, Internet des objets).
Oui, la digitalisation effrénée est à la source du stress moderne. Ce stress sourd de la déstructuration (quand ce n’est l’anéantissement), de plusieurs qualités ataviques, psychiquement équilibrantes, de notre rapport aux autres et au monde. Il s’agit de notre rapport sensoriel à la matière, à l’espace et au temps; de notre rapport à des risques identifiables et gérables; à un degré de libre arbitre (mis à mal par la surveillance généralisée, les règles, normes, etc.); de notre rapport, enfin, avec les limitations naturelles de nos vies incarnées, principalement celles de notre statut de mortels.
▅
La digitalisation gomme, dans bien des cas, les talents, qualités et spécificités des travailleuses et des travailleurs