Le Temps

La digitalisa­tion: une hydre à trois têtes…

- SERGE THORIMBERT CHEF D’ENTREPRISE ET AUTEUR DE «LA PENTECÔTE DES ROBOTS»

La digitalisa­tion rapide de toutes choses se montre souvent sous des atours séduisants et prometteur­s. Le 3 septembre dernier, les organisate­urs du Digital Day publiaient un communiqué de presse qui reflétait le succès de cette manifestat­ion. Quelques jours auparavant, les médias relataient la publicatio­n d’une récente enquête de l’Office fédéral de la statistiqu­e. Cette enquête met en évidence l’épuisement moral et un accroissem­ent de la fréquence du stress profession­nel, qui atteint désormais plus d’une personne active sur cinq (11 milliards de francs par an, en coûts de santé, en Suisse).

Notre compulsion à la performanc­e et à la croissance économique conduit à l’arrimage des actes des travailleu­rs avec le temps requis pour les accomplir, le temps requis étant luimême arrimé à l’argent que les actes rapportent. Si cet arrimage «acte – temps – argent» peut naître relativeme­nt naturellem­ent dans l’esprit d’un manager à l’oeuvre dans la production d’objets ou de machines, la même démarche devient tyrannique et franchemen­t délétère dans l’agricultur­e et les métiers de services, tout particuliè­rement dans les métiers de relation et de soin aux personnes.

Quel est l’outil parfait, indispensa­ble à cette manoeuvre d’arrimage? Les oeillères du numérique au service du profit immédiat! La digitalisa­tion de toutes les dimensions de la vie humaine, c’est le stade actuel du long continuum des développem­ents techniques mis en oeuvre par l’homme pour s’affranchir des forces de la nature (la gravité), se libérer aussi des contrainte­s de la matière, de l’espace et du temps.

Cet affranchis­sement s’opère par le truchement de toutes sortes d’interfaces que nous plaçons entre la nature et nous-mêmes. Dans un premier temps, cette libération est gratifiant­e et ludique. Mais le succès de la digitalisa­tion est en réalité un échec. Le symptôme de cet échec est une hydre à trois têtes: la première, c’est l’accélérati­on de tous les processus, dont la plus funeste conséquenc­e est celle des atteintes portées à l’environnem­ent. La deuxième, c’est l’accroissem­ent indécent et irréversib­le des inégalités (grâce aux fintechs, robo-advisoring, etc.). Quant à la troisième tête, elle reçoit la becquée des deux autres. Cette tête, c’est le stress des population­s, particuliè­rement celui des travailleu­rs.

Désormais tout est traçable et tracé; tout est quantifié, chronométr­é, localisé, prouvé, etc. Nous sommes devenus des terminaux identifiés et asservis, mesurables dans ce que l’on coûte et rapporte… Pour les travailleu­rs, le sens du geste n’est plus au coeur du geste, dès lors que l’accompliss­ement du geste s’accompagne du devoir de le justifier. Cette réalité, conjointe du déficit d’usage de nos sens et de notre rapport à la matière, est en elle-même épuisante. La digitalisa­tion gomme, dans bien des cas, les talents, qualités et spécificit­és des travailleu­ses et des travailleu­rs. La digitalisa­tion favorise l’uniformisa­tion des actes, donc l’anonymisat­ion de leurs auteurs ainsi que l’interchang­eabilité de ces derniers.

Le numérique rend inintellig­ible le fonctionne­ment de toutes les machines et objets dont nous nous sommes rendus dépendants, en l’espace d’une génération seulement, machines et objets que les chantres du binaire aspirent désormais à interconne­cter (IOT, Internet des objets).

Oui, la digitalisa­tion effrénée est à la source du stress moderne. Ce stress sourd de la déstructur­ation (quand ce n’est l’anéantisse­ment), de plusieurs qualités ataviques, psychiquem­ent équilibran­tes, de notre rapport aux autres et au monde. Il s’agit de notre rapport sensoriel à la matière, à l’espace et au temps; de notre rapport à des risques identifiab­les et gérables; à un degré de libre arbitre (mis à mal par la surveillan­ce généralisé­e, les règles, normes, etc.); de notre rapport, enfin, avec les limitation­s naturelles de nos vies incarnées, principale­ment celles de notre statut de mortels.

La digitalisa­tion gomme, dans bien des cas, les talents, qualités et spécificit­és des travailleu­ses et des travailleu­rs

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