Au pays de Pony, on s’amuse, on pleure, on rit
MUSIQUE La musicienne fribourgeoise Pony del Sol sort un disque de six titres au charme hypnotique. Rencontre dans sa ville avant un vernissage, samedi, au club Fri-Son
On l’arrache à son travail, elle nous en veut un peu. «Je dois finir la musique d’un film documentaire, il y a du Fender Rhodes, des synthétiseurs, des guitares acoustiques, j’aime écrire des thèmes assez mélancoliques…» Si on a bien compris, c’est l’histoire d’enfants kosovars émigrés en Suède qui tombent dans des comas inexpliqués tant qu’ils n’ont pas reçu de papiers; il y a aussi des fusées pour aller sur Mars, mais ce n’est pas très clair. Pony Del Sol s’appelle en réalité Gael Kyriakidis. Alors elle a choisi un bistrot grec pour parler d’elle.
Elle mentionne son grand-père, il venait de Thessalonique, c’est à lui essentiellement qu’elle doit son nom, il est arrivé en Suisse par la guerre et il est tombé amoureux de sa patronne, une blanchisseuse d’Estavayer-le-Lac. C’était un mariage tardif, il avait 40 ans, elle a vécu jusqu’à 102 ans, elle avait appris à cuisiner grec. Il y avait de la musique dans la maison fribourgeoise. Le père de Gael, Iannis Kyriakidis, est un musicien, l’un des membres du trio satyrique Cabaret Chaud 7. «Avec mon frère, on dormait au-dessus de son bureau, là où se situait le piano. Nos rêves se mêlaient à sa musique.»
Timidité viscérale
Chez eux, la chanson est une sève qui s’écoule librement. «Il y a quelques jours, pour l’anniversaire de mon papa, on chantait des trucs avec mon frère Mathieu, on faisait des deuxièmes voix, sans pression. Il y avait une femme dans l’assemblée, une musicienne, qui était hyper-émue. Elle trouvait cela rare. Une famille qui chante.» Gael est adolescente, elle prend des cours de basse avec un monument de la quatre cordes romande, Jean-Yves Petiot. Il lui explique le nombre d’or, les harmonies, il s’arrête d’un coup pour lui dire qu’elle ressemble à Carole Bouquet, puis il recommence.
Gael aime les femmes bassistes. Elle se retrouve à 18 ans avec son amoureux à New York qui lui déniche un ticket pour le concert de Sonic Youth. Il y a Kim Gordon, la blondeur fauve, le cuir tanné, qui tend ses cordes. «J’ai aimé ce mélange de fausses notes et d’assurance, sexy et nonchalante à la fois.» Gael écoute des femmes: Björk, PJ Harvey, Françoise Hardy. «Chacune à sa manière m’a permis de me projeter, de m’y croire.» Sous ses yeux bleus de louve sibérienne, bagarreuse et fuyante à la fois, Gael Kyriakidis trouve des parades à sa viscérale timidité.
Elle chante sous le nom de Gaelk des mélodies adolescentes, son frère est à l’orgue et à la basse. Ce sont des morceaux pleins de parties, très riches. Il y a des retours d’enfance dans tout ce qu’elle fait, elle invente des royaumes imaginaires, des idiomes spontanés – comme le «coeurain» qui lui permet d’outrepasser le langage. Après avoir dissous le groupe Beaumont, du triphop à la Portishead où Mathieu taille la plupart des arrangements, Gael part en résidence à Paris, à la Cité des arts; elle doit y rester une année, elle double la mise. Et invente Pony del Sol.
Bohème intérieure
Pony, c’est le nom de la maison où la petite Candy du dessin animé vit. Pony du soleil: «Cela m’est venu comme ça, dans cette Cité des arts grise et froide, il me fallait de la lumière et de la chaleur. Et puis je voulais un nom sur MySpace qui ne permette pas aux Fribourgeois de me retrouver.» C’est en 2007. Elle joue dans des cabarets sans nom où la plupart du temps on ne l’écoute pas, elle apprend son métier, elle se durcit. Quand elle revient à Fribourg, elle travaille un peu, donne des cours de théâtre à des adolescents, elle vit plusieurs années dans des appartements que ses amis en vacances lui prêtent.
C’est une bohème intérieure dont une chanson de son nouvel EP, Ma Maison, rend compte. «C’est une île-univers/ Qui me porte à l’envers/Oui je quitte la terre/Dehors c’est la guerre/Et tout est trop cher/L’espace et l’enfer/Pour les loups solitaires.» Alors que le premier album de Pony Del Sol, en 2013, était une fresque théâtrale, une mosaïque de Kurt Weill revisitée, d’attitude punk et de pop tarabiscotée, sans autre lien que les routes parcourues, ce nouveau disque de six titres seulement est d’une cohérence sidérante.
Pony s’est trouvée. Dans des froideurs boisées, des comptines synthétiques où les guitares restent rêches, des révoltes de jeunesse. «Je n’aime pas grandir, ou vieillir. Je veux maintenir un regard libre sur les choses, une insouciance. L’âge adulte m’est toujours apparu comme celui des contraintes.» Elle est restée cette enfant lunaire, aux idées dérivantes, qui «boutiquait des trucs qui ne servaient à rien», des émissions de radio, des saynètes solitaires. La musique de Pony del Sol, bien que dotée d’une efficacité pop au charme mauvais, ouvre des temporalités parallèles, des langueurs d’après-midi.
Animalité fragile
Avec Fanny Dreyer, elle a réalisé un film d’animation. Le héros s’appelle Dimanche, il se sent différent des autres jours, il est un rêveur maladroit, désoeuvré, il se fait virer de la semaine parce qu’il ne sert à rien. Il apprivoise son chagrin, qui prend la forme d’un nuage opaque. Puis il est rappelé par les autres jours parce que, sans lui, tout tourne au chaos.
Cette fable des indomptés, des repoussants, hante l’univers de Pony del Sol. Avec le producteur Christian Pahud, qui l’a souvent prise à rebours, elle a fabriqué des musiques qui s’échappent, des prières aquatiques. Le disque s’appelle Sauvagerie. De cette animalité fragile qui intimide et fascine à la fois.
■