Joyce Carol Oates plonge au coeur de la violence américaine
Dans «Un Livre de martyrs américains», traversée magnétique d’une rare maîtrise, la romancière aborde de front le droit à l’avortement et la peine de mort. Pour mieux mettre en lumière une société rongée par le fanatisme
A 81 ans, rien ne semble pouvoir arrêter la plus prolifique des écrivaines américaines. Elle a déjà publié plus de 150 livres (romans, nouvelles, poésie, théâtre et essais). De 8 heures le matin à 13 heures l’après-midi et encore deux ou trois heures le soir, Joyce Carol Oates écrit, inlassablement. Depuis sept ans, elle a aussi pris goût à Twitter, où elle n’hésite pas à afficher ses opinions sur des sujets politiques, sociétaux et culturels. Dans son viseur notamment: le président Donald Trump, qu’elle juge extrême, clivant et grossier. Et c’est justement d’une Amérique très divisée, dans ses convictions les plus profondes, que parle son roman A Book of
American Martyrs, paru en 2017 aux Etats-Unis et excellemment traduit par Claude Seban aux Editions Philippe Rey.
L’ASSASSINAT D’UN MÉDECIN AVORTEUR
Ce volume de 860 pages a été largement salué par la critique américaine, le Washington Post parlant même du livre le plus important de l’auteure new-yorkaise. Fort probable en effet qu’Un Livre de
martyrs américains fera date dans l’histoire contemporaine de la littérature américaine tant ce roman sonde l’Amérique sur deux de ses questions de société les plus délicates, l’avortement et la peine de mort. Joyce Carol Oates va plus loin encore et là réside sans doute le coeur de son projet: au-delà du débat sur l’avortement, elle peint la polarisation de la société américaine elle-même, cette radicalité des opinions, des expressions et des actes, sa violence. Le titre du roman, avec sa connotation religieuse, est à lire à cette lumière. Dans l’Amérique dépeinte par Joyce Carol Oates, la religion – ou l’attitude religieuse – est partout, chez les religieux et les non-religieux.
Pour écrire Un Livre de martyrs
américains, Joyce Carol Oates dit s’être inspirée de l’assassinat d’un médecin avorteur réputé au Kansas, George Tiller, le 31 mai 2009. Ainsi débute d’ailleurs son roman: par l’assassinat à bout portant du médecin avorteur Gus Voorhees le 2 novembre 1999 à Muskogee Falls dans l’Etat de l’Ohio, tué devant une clinique pour avortement par le «soldat de Dieu» Luther Dunphy. Scène d’ouverture qui lance abruptement l’éternel débat sur le droit ou non à l’avortement entre pro-choice et
pro-life. Dans cette opposition manichéenne, l’écrivaine ne prendra à aucun moment parti, ne jugera pas et ne caricaturera rien. Au contraire, elle emmène le lecteur dans les profondeurs d’un puits de nuances, vertigineuse descente au coeur même des convictions «pro-choix» et «provie». Au coeur de l’humain. Avec cette question, sans réponse de l’auteure: qui sont les martyrs? Les foetus avortés, les médecins assassinés ou les «soldats de Dieu» condamnés à mort?
Elle raconte d’abord à quel point chaque camp se sent investi d’une «mission», qu’elle soit humaniste ou divine. Elle dépeint ensuite tant le fanatisme du tueur que l’idéalisme du médecin, retraçant minutieusement leurs historiques particuliers et sphères secrètes. Forces, faiblesses, gestes et pensées de Luther et Gus sont détaillés avec la même empathie neutralisée et font écho à l’ébranlement de la société américaine dans ses valeurs fondamentales. Sous la plume efficace et implacable de Joyce Carol Oates, l’équation binaire de départ intègre à la
fois la science, la religion, la philosophie, l’éthique et surtout l’affect pour rendre toute la complexité de cette «guerre culturelle».
DOMMAGES COLLATÉRAUX SUR LES FAMILLES
Une grande partie du roman raconte ensuite et surtout l’impact du drame sur les deux familles, fragilisant épouses et enfants. Le récit monte encore d’un cran en puissance et en dramaturgie en exposant ces dommages collatéraux. Les épouses tombent chacune à «leur manière» en dépression et éprouvent la même difficulté à «être maman». La femme du docteur abandonne carrément ses enfants et celle du meurtrier sort de sa léthargie en devenant une ardente activiste
pro-life. Le roman trouve son apothéose dans la narration de la souffrance, le ressentiment, la perception et le parcours de deux des enfants, Dawn Dunphy et Naomi Voorhees, obsédées par la mémoire de leurs pères. Pour affronter le deuil et supporter le manque, l’une choisit la boxe (une des passions de l’écrivaine) comme exutoire, l’autre la collecte d’archives pour la réalisation d’un documentaire sur son père médecin. Ces deux «résurrections» psychologiques convergeront vers une «consolation du chagrin» dans les trois dernières lignes lumineuses du livre.
En plus de la profusion des thèmes abordés – avortement, peine capitale, religion, justice (humaine, sociale, divine), rationalisme, patriotisme, fanatisme, haine, violence, deuil, chagrin, vengeance, pardon –, Joyce Carol Oates a aussi la maestria de faire de ce Livre de martyrs américains un page-turner. Grâce à un dispositif narratif ingénieux, mixant opulence et fluidité, elle distille tension et suspense pour chacune des cinq parties et ses multiples chapitres: la polyphonie des points de vue et témoignages (familles, amis, voisins, révérends, profs, gardiens de prison, bourreau, etc.) se fond dans chacune des étapes principales (le meurtre, la prison, les deux procès, le verdict, le couloir de la mort et l’exécution). L’injection létale qui tourne mal et les foetus sortis des poubelles derrière une clinique pour avortement sont les pages les plus éprouvantes du livre. De cette traversée sous haute tension, on sort sonné et profondément ébranlé.
Et cette question, sans réponse de l’auteure: qui sont les martyrs?
Les foetus avortés, les médecins assassinés ou les «soldats de Dieu» condamnés à mort?