Le nord de la Syrie, à l’aube du «grand jeu»
A Qamichli, la plus grande ville du Kurdistan syrien, l’offensive des forces turques provoque victimes et mouvements de panique. Tandis que des camions fuient avec leurs cargaisons de civils, de jeunes hommes se disent décidés à se battre
Avis aux futurs historiens qui, plus tard, se pencheront sur l’interminable guerre syrienne: il ne faudra pas manquer de relever la date du 6 octobre 2019. Avec l’invasion par la Turquie d’une partie de la Syrie, qui a commencé en début de semaine, le conflit a changé de nature. Car il ne faut pas s’y tromper: sous couvert de créer un «corridor de paix» dans le nord syrien, les troupes turques ne font pas que franchir allègrement la frontière de leur pays. Au risque de provoquer de nouveaux pillages, des massacres et des transferts de population, elles cherchent aussi à transformer durablement toute cette région.
Les Kurdes, qui ont une certaine expérience en la matière, en sont convaincus: derrière les tweets du saltimbanque américain, derrière les colères du sultan turc et derrière l’impassibilité du tsar russe, cette incursion militaire sonne le début de l’ère du «grand jeu». Un accord entre les puissances, un peu moins que formel, mais un peu plus que tacite. Un entendement entre gens qui se comprennent et qui sont décidés à exploiter la vaste marge de manoeuvre dont ils disposent.
Les forces kurdes, ces «unités de protection du peuple» qui ont servi de chair à canon contre les djihadistes de l’Etat islamique, seront les premières victimes. Une fois qu’elles auront été suffisamment affaiblies et qu’elles ne pourront plus s’approcher de la Turquie, elles seront «offertes» sur un plateau au régime syrien. La contrepartie? Idlib, la dernière province qui échappe encore au contrôle de Damas, au-delà du Rojava, comme les Kurdes appellent leur proto-Etat en Syrie. La Turquie finira par se retirer d’Idlib – tout le monde en est persuadé – et la province se trouvera tout entière à la merci des bombardements russes. Seule condition: que les centaines de milliers de réfugiés syriens arabes produits par ces bombardements ne se précipitent pas en Turquie. Cela tombe bien: le «corridor de paix» ouvert par Ankara les attend à bras ouverts, et ils pourront fort opportunément servir à «diluer» la population kurde du Rojava collée à la frontière turque.
De pures élucubrations? Une théorie du complot à la sauce moyen-orientale? Ce sera à ces mêmes futurs historiens de nous le dire. Mais d’ici là, une chose est claire: les Occidentaux n’ont plus grandchose à faire dans le jeu qui vient, qu’il soit aussi «grand» qu’on le pressent ou qu’il s’en tienne à des dimensions un peu plus réduites. Européens et Américains ont refusé de jouer les cartes qu’ils avaient en main pour mettre un terme aux crimes du régime syrien de Bachar el-Assad ou pour influer sur un règlement entre la Turquie et sa guérilla kurde du PKK. Les Occidentaux ont passé leur tour, et le reste se décidera sans eux.
Les Occidentaux ont passé leur tour, et le reste se décidera sans eux
Le jour décline tôt, l’automne, dans l’est de la Syrie. Dans les faubourgs poussiéreux de Qamichli, la plus grande ville kurde du pays, la nuit s’est annoncée au milieu de l’après-midi. Et, avec elle, une menace insidieuse, bruyante mais invisible.
Le jeudi 10 octobre, dans le quartier d’Anterieh, les premiers échos de la guerre se sont fait entendre vers 15h. D’abord un bruit sourd qui retentit, venu du nord, de la Turquie toute proche. Une munition vient d’être tirée. Les rares passants, dont les ombres s’allongent sur des rideaux métalliques tirés prématurément, restent suspendus un moment, semblant compter les secondes avant l’impact. La munition est tombée. Un adolescent convertit son sursaut naissant en un bref fou rire. Pas très loin. Pas trop près. On est encore en vie.
L’armée turque reprend ses tirs d’artillerie sporadiques sur la ville, prolongeant l’offensive terrestre lancée la veille en plusieurs points de la frontière contre les vastes territoires tenus par les Forces démocratiques syriennes (FDS), à dominante kurde et alliées depuis 2014 à la coalition internationale en lutte contre l’organisation Etat islamique (EI).
Autour de Tall Abyad et de Ras al-Aïn, les forces turques alliées à des rebelles syriens ont conquis 11 villages, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). L’offensive a poussé près de 70000 personnes à l’exode, selon l’organisation, qui a dénombré au moins 56 morts, dont dix civils, dans les frappes aériennes et les tirs d’artillerie de l’armée turque depuis mercredi. Les autorités turques ont, elles, annoncé la mort de six civils et plusieurs dizaines de blessés par des roquettes kurdes tirées sur des villes frontalières en Turquie.
A Qamichli, pour peu qu’on puisse se hisser sur le toit d’un immeuble, on verrait peutêtre le territoire turc. Mais à hauteur de rue, l’ennemi est invisible.
Tenir jusqu’à la dernière balle
Au croisement de deux ruelles aux maisons basses, le silence, entre deux frappes, est ponctué de quelques éclats de voix. Un groupe d’une dizaine de jeunes hommes aux coiffures étudiées tient l’angle des deux rues. Chaises en plastique, cigarettes, pistolet dans le pantalon. «On a combattu Daech, on ne va pas avoir peur des Turcs!» clame l’un d’entre eux, Kanaa, plus fort en gueule que les autres. Il montre sa cheville déformée, dit avoir été blessé en 2017 à Raqqa alors qu’il combattait dans les rangs des FDS pour reprendre la capitale du «califat» autoproclamé de l’EI. Ses voisins approuvent. Il poursuit: «Les Américains nous ont trahis. On s’est battus et on est morts pour eux. On n’en revient toujours pas…»
Femmes et enfants de ce quartier périphérique et populaire ont été envoyés dans les villages des environs, que l’on dit plus sûrs. Eux montent la garde et le jurent: ils ne céderont pas leurs positions avant la dernière balle.
Chevauchant un scooter, un trentenaire
«Les Américains nous ont trahis. On s’est battus et on est morts pour eux. On n’en revient toujours pas…»
KANAA, UN COMBATTANT KURDE
corpulent, sourire aux lèvres, roule lentement. Maillot rouge, kalachnikov à l’épaule gauche, tatouage à l’effigie du Che au bras droit. «Je me suis fait ça en Turquie, quand je travaillais dans le bâtiment à Iskenderun. Le Che, c’est le symbole de la liberté! De la paix, aussi», dit-il en souriant. Propriétaire d’une boutique de maquillage, Hazni dit être responsable de la sécurité de son quartier. Aucun homme en uniforme n’est visible. «C’est comme au début de la révolution! Les premières forces kurdes, c’étaient des civils avec des armes», raconte-t-il.
Après huit années de lutte, de morts, quelques défaites et de grandes victoires, ce serait donc pour le Kurde le retour à l’incertitude, aux zones grises où la vie quotidienne et la guerre se mélangent.
Hazni dit que ce soir, il ira au front. Le front? Où ça? Il ne sait pas vraiment. Le front, la frontière, l’immensité voisine de la Turquie ennemie. Tout se confond dans la brume des rumeurs alimentées par le bourdonnement de Twitter, de WhatsApp et de Facebook. Toutes les paires d’yeux du nordest syrien semblent rivées sur les écrans fluorescents des téléphones avec leurs demi-vérités, leurs images de corps martyrisés, de rues en flammes, leurs cris de propagande et leurs vrais mensonges que l’on se répète en fumant des cigarettes de contrebande. C’est ainsi, dans le bruit intermittent de frappes aux cibles inconnues, que la ville sombre dans la peur.
Une guerre de réseaux sociaux
Le long des faubourgs crépusculaires de Qamichli, des camions de fabrication asiatique roulent trop vite avec, serré sur leur plateforme arrière, tout un peuple de voiles fleuris et de visages enfantins. Il faut quitter la ville. Il y a des femmes qui pleurent, sacs en plastique à la main, en quittant leur foyer. Les rues sont presque désertes au seuil de la nuit.
Dans une artère du centre-ville, un membre des forces de sécurité regarde disparaître vers l’ouest une camionnette chargée de femmes et d’enfants. «Les gens sont effrayés, ils s’enfuient… C’est une guerre de réseaux sociaux, personne ne sait ce qui se passe mais tout le monde a peur», résume-t-il. Dans la ville abandonnée, son détachement en uniforme paraît bien isolé. Daniel fait signe à des hommes armés de mitrailleuses et de lance-roquettes, juchés sur un toit. C’est justement par les réseaux sociaux qu’un hôpital situé à quelques rues de là vient de lancer un appel aux donneurs de sang. Pour des blessés. Ce seraient des enfants.
La façade de l’hôpital privé Al-Salam est baignée d’une lumière blafarde dans la nuit noire. Dans le hall, des pleurs, des visages interdits. Le docteur Fouad Elias a les
«Erdogan, fils du péché! Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, ces enfants?» UNE FEMME DE QAMICHLI
mains humides. Il vient d’amputer la jambe en lambeaux d’une fillette de 5 ans. Un parent explique que Sara Youssef se tenait devant la porte de la maison familiale, dans un quartier arabe de la ville, avec son grand frère de 9 ans quand, vers 15h, quelque chose est tombé du ciel. C’était un obus de mortier. Le frère est arrivé mort à la clinique. Il a eu la poitrine arrachée par les shrapnels. Sur un téléphone portable, on montre une photographie de l’enfant, ses yeux sans vie, mi-ouverts sur un ciel de néons.
Dans les têtes, le souvenir du génocide
«Un attentat à la bombe, ça va. On soigne les blessés, on enterre les morts et puis c’est fini. Des frappes, on ne sait pas quand ça va s’arrêter, dit le chirurgien. Les Turcs tuent les Kurdes, les Arabes, les chrétiens… Ils ne changent pas, ces Ottomans!» Comme toutes les vieilles familles chrétiennes de Qamichli, fondatrices de la ville il y a près d’un siècle, celle du docteur Elias a fui le génocide des chrétiens syriaques perpétré en même temps que celui des Arméniens de l’Empire ottoman en 1915.
Au premier étage de l’hôpital, des femmes sont assises ou appuyées au mur, enveloppées dans leur voile et leurs lèvres semblent former des mots silencieux dans le halo froid d’un néon. «Erdogan, fils du péché! Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, ces enfants?» lance soudainement l’une d’entre elles. La mère des enfants sanglote à genoux au pied d’un grand lit d’hôpital, le visage blotti contre la main de sa fille, dont le petit corps amputé dort, paupières remuantes, sous une couverture à fleurs. ▅