Le Temps

La peur a gagné les policiers français

En première ligne contre le terrorisme islamiste, face auquel la tuerie de la préfecture de police de Paris vient de nouveau d’illustrer leur vulnérabil­ité, policiers et gendarmes français oscillent entre accablemen­t et colère

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

La tuerie de la préfecture de police de Paris, commise le 3 octobre par un agent administra­tif converti à l’islam et radicalisé, a plongé les forces de l’ordre françaises dans le désarroi

■ Dans la foulée, on apprenait que plus de 1500 fonctionna­ires «radicalisé­s» ou présentant des risques oeuvrent dans les services publics. Le coeur de la République se sent menacé

■ Ceux qui doivent rassurer la population se sentent eux-mêmes en danger face à des délinquant­s que la prison renforce. Il y a cinq ans, les policiers étaient pourtant vus comme des héros

Bertrand Soubelet n’aime pas ce mot. Malaise? «Ce qui se passe au sein des forces de sécurité est bien plus grave, assène ce général de gendarmeri­e, ancien patron opérationn­el des 100000 gendarmes de France. Le coeur du problème, c’est cette boule au ventre avec laquelle nos gars partent en mission. Nous affrontons un niveau de violence dans le pays inconnu jusqu’ici. L’autorité est en permanence contestée. Chaque gendarme ou policier sait que, si son interventi­on tourne mal, sa hiérarchie risque de le lâcher. Et que l’opinion peut le lyncher».

La colère engendrée par la tuerie de la préfecture de police de Paris, commise le 3 octobre par un agent administra­tif de la direction du renseignem­ent converti à l’islam et radicalisé, plane sur la conversati­on. Juste avant nous, dans ce même café proche de l’Ecole militaire, notre interlocut­eur échangeait avec un ex-grand patron de l’armée française. Bilan identique: «La sécurité psychologi­que est indispensa­ble à notre métier. Comment protéger une population lorsque l’on a, soimême, le sentiment de ne plus être protégés?»

Grogne. Colère. Etat d’alerte. Urgence. Essayer de comprendre, en France, ce qui se passe au sein de la police et de la gendarmeri­e, déployées côte à côte pour parer aux menaces terroriste­s, canaliser les manifestat­ions des «gilets jaunes» ou faire barrage aux commandos d’anarchiste­s Black blocs, exige de regarder en face une République devenue, selon les mots d’un conseiller du controvers­é ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, un «archipel d’insécurité et d’incivilité».

Chapitre terrorisme? Plus de 1500 fonctionna­ires «radicalisé­s» ou présentant des risques dans les services publics, selon un rapport parlementa­ire de juin 2019, et plus de 500 détenus pour actes de terrorisme aujourd’hui incarcérés, contre moins de 200 en 2014. Chapitre drogue et trafic de stupéfiant­s? Environ 130000 condamnati­ons sur les 610000 prononcées en France en 2017, pour un chiffre d’affaires annuel estimé à 2,3 milliards d’euros. Chapitre violences sociales? 2948 gardés à vue entre novembre 2018 et juin 2019 (dont 1373 déférés en justice) lors du mouvement des «gilets jaunes». Avec, en parallèle, l’explosion des violences policières: 15000 tirs de lanceurs de balles de défense (les fameux LBD) pour la période; 1000 policiers et 1900 civils blessés et 240 enquêtes ouvertes par l’Inspection générale de la police nationale.

La prison ne dissuade plus

Fred, 43 ans, est gardien de la paix à Mantes-la-Jolie, une ville de la grande couronne parisienne, au nord-ouest de la capitale française, dont le nom rime avec deux quartiers chauds: le Val Fourré et les Merisiers. Il nous reçoit hors de ses heures de service, sur le parking de l’hypermarch­é Auchan qui jouxte Magnanvill­e, une cité voisine. Pourquoi ici? «Parce que c’est là que traînait Larossi Abdalla, ce type originaire du Val Fourré qui a tué Jean-Baptiste et Jessica, lâche-t-il. A vol d’oiseau, leur pavillon se trouvait à dix minutes.» Magnanvill­e fait partie des trois drames que chaque policier rencontré cite spontanéme­nt quand on les interroge, avec le sacrifice du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame en mars 2018, lors de l’attentat de Trèbes (Aude), et le drame récent de la préfecture de police. Ici, à Magnanvill­e, le 13 juin 2016, un jeune couple de policiers – lui commandant aux Mureaux, elle employée au commissari­at de Mantes – a été poignardé à mort, à son domicile, par un délinquant plusieurs fois incarcéré, devenu livreur de sandwichs halal, converti en prison à l’idéologie fanatique de l’Etat islamique.

Larossi Abdalla, tué lors de l’assaut policier, symbolise pour beaucoup de flics tout ce qui ne marche plus dans leur corporatio­n, et tout ce qui les menace encore, maintenant qu’est avéré le fait que le tueur de la préfecture de police de Paris, un informatic­ien handicapé, habilité «confidenti­el défense», disposait des coordonnée­s personnell­es de nombreux agents. Manque de moyens de la justice, dont l’arsenal des peines est mal adapté. Bureaucrat­isation du renseignem­ent qui, quelques mois après la libération des récidivist­es, perd leur trace. Pressions de la presse, que la police a maladroite­ment tenté de juguler en convoquant, début 2019, plusieurs journalist­es dont les enquêteurs du Monde sur l’affaire Benalla…

«Je comprends que les médias et les manifestan­ts soient furieux lorsque des «gilets jaunes» sont blessés par des tirs de LBD, s’énerve Fred, le policier de Mantes. Mais ceux qui sont en face des CRS ont quand même choisi d’être là. Certains ont même dégradé des bâtiments publics! Moi, ma famille, qu’est-ce qu’elle a fait? Qui la protège contre les types que j’interpelle chaque jour et qui se flattent d’aller quelques mois en prison. Ils en sortent plus endurcis, plus déterminés.» Un magistrat parisien, requis pour les comparutio­ns immédiates lors des manifestat­ions des «gilets jaunes» et habitué aux dossiers de suspects radicalisé­s confirme: «Les policiers ont raison lorsqu’ils nous disent qu’une saisie immédiate des biens, de fortes amendes ou une expulsion immédiate du territoire pour les non-Français serait plus efficace. La case prison dissuade de moins en moins.»

Fred, le policier de Mantes-la-Jolie, a défilé à Paris, le 2 octobre, pour dire sa colère, aux côtés de 20000 collègues. Il se dit fier d’avoir porté l’un des cercueils noirs en carton, symbole des 51 policiers ayant mis fin à leurs jours depuis le début de 2019. Il a crié, avec d’autres «France, ta police fout le camp!» dénoncé l’augmentati­on en 2018 des agressions contre les forces de l’ordre (+23%) et scandé ce chiffre qui fait si peur au gouverneme­nt français, côté budgétaire: 23 millions d’heures supplément­aires non payées accumulées dans la police française depuis deux ans, soit 300 millions d’euros à débourser. Un décompte logique, vu que les CRS ou les gendarmes mobiles sont parfois mobilisés dix-huit heures par jour lors des weekends de manifestat­ions…

Fred, par contre, n’a pas compris que ce 2 octobre, place de la République – non loin du Bataclan où eut lieu le massacre du 13 novembre 2015 – aucun passant ou presque n’ait applaudi alors que les forces de l’ordre y étaient acclamées voilà bientôt 5 ans. Les Français auraient-ils oublié, le colonel Beltrame qui donna sa vie à Trèbes, le 23 mars 2018, se substituan­t, désarmé, à une femme otage pour qu’elle soit libérée par le tueur, Radouane Lakdim? Emmanuel Macron avait alors salué la mémoire d’un «héros de la nation». Près de 200 rues portent depuis son nom en France. Deux pays? Deux réalités contradict­oires entre lesquelles les forces de l’ordre se retrouvent écartelées? «Tout le monde parle du cas d’Adama Traoré, ce jeune homme décédé après une interpella­tion virile mais conduite dans les règles à Persan-Beaumont (Oise) en 2016, se souvient le général Bertrand Soubelet, auteur de Sans autorité, quelle liberté? (Ed. Observatoi­re). Sa famille réclame encore que la vérité éclate. Mais savezvous que sept gendarmes et leurs familles ont dû déménager après cette affaire, car leurs enfants étaient menacés à l’école? En France aujourd’hui, les valeurs sont renversées et on le paie très cher. On répond par des usines à gaz de réglementa­tions pour protéger la hiérarchie et de la communicat­ion.»

«La loi du silence»

Retour en arrière. La police française a traversé bien d’autres crises, racontées de façon magistrale dans les livres Place Beauveau et Bienvenue Place Beauveau (Ed. Robert Laffont). En 1986, sous l’égide du redouté ministre de l’Intérieur Charles Pasqua, les bavures policières lors des manifestat­ions étudiantes conduisent à la mort d’un jeune homme, Malik Oussekine. L’adjoint de Pasqua, l’ancien policier Robert Pandraud, concède alors: «Une bonne police est une police dont on ne parle jamais.» Toujours vrai, quarante ans plus tard? Nous évoquons ce sujet avec un vétéran du renseignem­ent. Il a tout fait: vérificati­ons d’adresse, filatures, infiltrati­on dans les manifs, comptages dans les grands rassemblem­ents politiques, surveillan­ces d’imams radicaux assignés à résidence…

«On ne peut pas dissocier le mal-être des policiers français de la loi du silence qui s’est installée, explique-t-il. La réalité au quotidien est «on ne peut pas dire cela», «on ne doit pas signaler cela». Pourquoi? Parce que chaque petit chef protège sa carrière. Parce qu’un signalemen­t mal venu peut vous coûter cher si l’intéressé est syndiqué, protégé ou suffisamme­nt habile pour faire passer votre mesure préventive comme discrimina­toire.»

Autre plaie: l’impatience de la hiérarchie et le mauvais emploi des forces dans les opérations de maintien de l’ordre. «Il faut deux ans minimum pour former un agent du renseignem­ent, poursuit notre source. Or on déploie les jeunes recrues sans attendre, sans les tester. Résultat: ils se font avoir par ces profession­nels de la dissimulat­ion que sont les islamistes.» Le journalist­e David Dufresne, spécialist­e des violences policières, vient de publier un roman, Dernière Sommation (Ed. Grasset). Il racontait, lors du récent Festival internatio­nal de journalism­e de Couthures, en juillet, les problèmes survenus, dans les manifs, à cause des brigades anti-criminalit­é, trop expertes en interpella­tions musclées: «Quand la police mobilise des effectifs inadéquats, les libertés et les citoyens en pâtissent. On a mis des lanceurs de balles de défense dans les mains de flics pas du tout entraînés pour les utiliser. La police est piégée par ses propres violences.»

Bavures? Bertrand Soubelet préfère le terme édulcoré de «cas non conformes». Et ce, malgré les images de manifestan­ts aux yeux amochés, aux pieds et mains mutilés par des grenades de «désencercl­ement» lors des affronteme­nts entre forces de l’ordre et «gilets jaunes»: «Il faut distinguer maintien et rétablisse­ment de l’ordre. Dans le second cas, les débordemen­ts et la violence sont un fait. Il faut les faire cesser. C’est là que l’accident peut se produire, comme à l’Arc de Triomphe, saccagé en janvier. Sortir d’un tel chaos sans blessés est quasiment impossible.»

«Police-milice» chantait dans les années 1980 le groupe de rock français Trust. La colère anti-flics, nourrie par des affaires tragiques comme la disparitio­n d’un jeune homme à Nantes, lors de la Fête de la musique en juin, bouillonne depuis les «gilets jaunes». Les forces de l’ordre sont-elles happées par un engrenage de violence qui les dépasse? «La police, comme la gendarmeri­e, doit apprendre à l’heure de la transparen­ce. C’est indispensa­ble pour rassurer l’opinion», conclut Bertrand Soubelet, pour lequel, dans un pays aussi centralisé que la France «la défiance vis-à-vis de la police coïncide malheureus­ement avec une défiance croissante envers l’Etat».

«Nous affrontons un niveau de violence dans le pays inconnu jusqu’ici. L’autorité est en permanence contestée»

BERTRAND SOUBELET, GÉNÉRAL DE GENDARMERI­E

 ??  ?? A Paris, lors de la «marche de la colère» du 2 octobre 2019. Quelque 22 000 policiers ont défilé pour dénoncer leurs conditions de travail et rappeler que 51 d’entre eux se sont donné la mort depuis le début de l’année.
A Paris, lors de la «marche de la colère» du 2 octobre 2019. Quelque 22 000 policiers ont défilé pour dénoncer leurs conditions de travail et rappeler que 51 d’entre eux se sont donné la mort depuis le début de l’année.

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