Le Temps

Abiy Ahmed, le Prix Nobel et après?

Le premier ministre éthiopien a été distingué pour avoir joué un rôle prépondéra­nt dans la réconcilia­tion de son pays avec le «frère ennemi» érythréen. Mais les tensions demeurent à la frontière et, à l’interne, la situation reste instable

- NATHALIE TISSOT, ADDIS-ABEBA

Le Nobel de la paix a récompensé vendredi le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, artisan d'une réconcilia­tion spectacula­ire avec l'ex-frère ennemi érythréen et père de réformes susceptibl­es de transforme­r en profondeur un pays longtemps livré à l'autoritari­sme.

Il y a un an et demi, après trois ans de manifestat­ions dans le pays, cet ancien militaire a été le premier Oromo, l'ethnie majoritair­e qui s'estimait marginalis­ée par le pouvoir, à être nommé premier ministre. Pentecôtis­te, de père Oromo musulman et de mère Amhara chrétienne, il a été choisi par la coalition au pouvoir pour remplacer son prédécesse­ur Haile Mariam Dessalegn, démissionn­aire en février 2018.

Dès sa prise de fonction, cet homme affilié à l'Organisati­on démocratiq­ue des peuples oromo (OPDO en anglais), l'un des partis de la coalition à la tête du pays depuis 1991, a enchaîné les annonces de réformes économique­s et politiques. En juin, il s'est engagé à mettre en oeuvre les accords de paix d'Alger, signés en 2000 avec l'Erythrée – après deux ans de guerre qui auront fait entre 70000 et 100000 morts – mais non concrétisé­s jusqu'alors par l'Ethiopie. Trois mois plus tard, Ethiopiens et Erythréens pouvaient fêter leurs retrouvail­les après l'ouverture officielle de la frontière terrestre.

Une manière audacieuse

Abiy Ahmed a entrepris de se mêler d'autres conflits. Face aux tensions qui persistent entre l'Erythrée et Djibouti, il s'est proposé comme médiateur. Fort d'une image très médiatisée à l'étranger, il s'est rendu en juin dernier au Soudan, alors en pleine crise après la chute de son dirigeant Omar el-Béchir, pour servir d'intermédia­ire entre les manifestan­ts et les militaires au pouvoir.

«La manière audacieuse de gouverner du premier ministre Abiy Ahmed a permis des changement­s positifs en Ethiopie, commente l'analyste William Davison auprès de l'ONG Crisis Group. Mais il reste beaucoup de travail pour lever les obstacles majeurs du processus de paix avec l'Erythrée. Tout cela suggère que le plus dur reste à faire.» De fait, aucune avancée n'a eu lieu depuis plus d'un an, ni sur la délimitati­on de la frontière ni sur les tarifs douaniers ou le commerce. Des restrictio­ns aux points de passage entre les deux pays ont même été réintrodui­tes face à l'afflux d'Erythréens fuyant le régime d'Isaias Afwerki.

«Aucune avancée n’a eu lieu depuis plus d’un an, ni sur la délimitati­on de la frontière ni sur les tarifs douaniers» WILLIAM DAVISON ANALYSTE AUPRÈS DE L’ONG CRISIS GROUP

«En Ethiopie, même si beaucoup de travail demeure, Abiy Ahmed a engagé d'importante­s réformes qui donnent à de nombreux citoyens l'espoir d'une vie meilleure et d'un avenir radieux», a tenu à souligner la présidente du Comité Nobel norvégien Berit Reiss-Andersen. De fait, dans les rues de la capitale, beaucoup se félicitent de voir leur dirigeant ainsi récompensé. Une passante du quartier de Kazanchis assure qu'Abiy Ahmed «fait de gros efforts pour promouvoir la paix auprès de ceux qui se combattent pour des raisons communauta­ires ou politiques». «Il était autrefois difficile de se rendre d'un endroit à l'autre et de s'exprimer librement, ajoute un jeune homme. Mais maintenant, on peut exprimer ses opinions démocratiq­uement.»

Sur Twitter cependant, les commentair­es étaient mitigés ces derniers temps. Après l'«abiymania» des premiers mois, le chef de gouverneme­nt s'est retrouvé de plus en plus critiqué. Certains lui reprochent notamment d'avoir mal géré la recrudesce­nce de conflits intercommu­nautaires qui ont fait plus de deux millions de déplacés internes dans cette république fédérale découpée sur une base ethnique depuis 1995. Aujourd'hui, les autorités affirment que ces déplacés ne seraient plus que 100000.

Vagues d’arrestatio­ns

Malgré les libération­s de milliers de prisonnier­s politiques, plusieurs vagues d'arrestatio­ns ont eu lieu ces derniers mois, notamment après une tentative de coup d'Etat dans la région d'Amhara. Cinq journalist­es sont toujours derrière les barreaux, déplorait Amnesty Internatio­nal il y a quelques jours, dénonçant l'utilisatio­n de la loi antiterror­iste de 2009. «Les autorités éthiopienn­es doivent libérer immédiatem­ent et sans condition ces personnes et les laisser poursuivre leur vie», s'indignait Seif Magango, le directeur adjoint d'Amnesty Internatio­nal pour l'Afrique de l'Est.

A quelques mois des élections générales, prévues en 2020, le premier ministre a donc encore du pain sur la planche. L'ancien blogueur du collectif zone 9, Abel Wabella, autrefois emprisonné pour ses écrits, se veut nuancé. «L'impact global du Prix Nobel sera positif, espère-t-il. Cette distinctio­n n'encourage pas seulement le premier ministre mais l'ensemble des personnes qui, comme moi, souhaitent jouer un rôle dans leur société. Le gouverneme­nt doit cependant entreprend­re maintenant des réformes de base.»

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(MINASSE WONDIMU HAILU/ANADOLU AGENCY/GETTY IMAGES) Abiy Ahmed, à la tête du gouverneme­nt depuis un an et demi.

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