Le Temps

«L’Erythrée risque de s’en servir»

Si seul le premier ministre éthiopien a été distingué vendredi, certains Erythréens de Suisse redoutent un effet d’aubaine pour les autorités d’Asmara

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARC ALLGÖWER @marcallgow­er

La récompense couronne les efforts du premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, mais elle touche par ricochet son ennemi d'hier: Isaias Afwerki, le président érythréen. C'est ce qui préoccupe Samson Yemane, membre de l'ONG Informatio­n Forum for Eritrea. Le jeune homme connaît la nature impitoyabl­e du pouvoir à Asmara. Pour avoir dénoncé le régime, son père n'a eu d'autre choix que d'entraîner sa famille dans une fuite éperdue, du Soudan jusqu'à la Suisse en passant par la Libye et la Méditerran­ée. Samson Yemane craint désormais que l'Erythrée ne bénéficie indirectem­ent du prix remis vendredi à Oslo.

Le Prix Nobel attribué au premier ministre éthiopien concerne au premier chef ses efforts en direction de l’Erythrée. Comment réagissez-vous à l’idée que votre pays d’origine n’ait pas été récompensé? Le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, mérite ce prix car il a entrepris des réformes sur le plan intérieur, tout en cultivant les relations avec l'Erythrée, le Soudan et le Soudan du Sud. Je ne peux que le féliciter. Mais cela m'aurait choqué de voir cet honneur accordé au président érythréen, Isaias Afwerki.

Le Comité Nobel a tout de même souligné que le chef de l’Etat érythréen avait su saisir la main tendue par l’Ethiopie. Comme il s'agit d'un pouvoir opaque, il m'est difficile de comprendre les véritables motivation­s qui ont poussé l'Erythrée à accepter cette main tendue. Mais il serait faux d'en déduire que le régime érythréen serait pleinement entré dans un processus de paix, aussi bien avec l'Ethiopie qu'avec sa propre population. Je rappelle qu'il s'agit d'un système totalitair­e, où la liberté individuel­le n'existe pas. Le nombre de prisonnier­s politiques n'a pas diminué. Les Erythréens continuent à quitter le pays. Ce n'est pas parce qu'il a ouvert sa frontière avec le pays voisin qu'un dictateur comme Isaias Afwerki mérite le Prix Nobel de la paix.

Il n’y a donc pas eu d’ouverture de l’Erythrée à la suite de ce processus de paix? Jusqu'à maintenant, cette ouverture est essentiell­ement économique et bénéficie plus à l'Ethiopie qu'à l'Erythrée.

Le gouverneme­nt érythréen bénéficier­a-t-il indirectem­ent de l’aura du Nobel pour renforcer son image internatio­nale? Ma plus grande crainte est que le régime instrument­alise cette récompense en prétendant que tout va bien. J'ai peur qu'il parvienne ainsi à masquer la réalité politique sur le terrain.

Au fond, auriez-vous préféré que ce Prix Nobel ne soit pas décerné aujourd’hui au premier ministre éthiopien? Je pense qu'il aurait été préférable d'attendre. Je redoute aussi que certains pays européens s'appuient sur ce prix pour justifier le renvoi des migrants érythréens. On a déjà vu que la réouvertur­e de la frontière entre l'Ethiopie et l'Erythrée l'an dernier avait favorisé de telles prises de position.

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MEMBRE DE L’ONG INFORMATIO­N FORUM FOR ERITREA
SAMSON YEMANE MEMBRE DE L’ONG INFORMATIO­N FORUM FOR ERITREA

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