Le Temps

Warren, Sanders, Piketty, AOC et les autres…

- STÉPHANE GARELLI PROFESSEUR ÉMÉRITE, IMD ET UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

AOC, c'est Alexandria Ocasio-Cortez: trop long pour figurer dans un titre mais trop importante pour être ignorée. Les autres sont ceux qui partagent un même constat sur l'économie mais divergent sur les solutions. On y revient.

Quel constat? C'est celui d'une économie qui produit des inégalités et dont le système monétaire arrive à bout de souffle avec des taux d'intérêt négatifs. Quelles sont les munitions qui nous restent en cas de récession si toutes les mesures traditionn­elles sont épuisées?

La première réponse est un changement drastique du système économique. Cela s'appelle la théorie moderne de la monnaie. C'est celle dont se réclament les représenta­nts de la gauche des démocrates aux Etats-Unis et de nombreux économiste­s dits progressis­tes en Europe.

Pour mieux comprendre ce dont il s'agit, on peut lire le dernier livre du professeur australien William Mitchell, Macroecono­mics, (attention 573 pages) ou retenir les quelques points suivants:

Selon cette théorie, un pays qui dispose de sa propre monnaie n'a pas besoin de s'inquiéter de sa dette ni de ses déficits budgétaire­s. Il peut dépenser autant d'argent qu'il veut tant que cela ne crée pas d'inflation. En général, celle-ci ne vient que quand le secteur public et le secteur privé dépensent trop d'argent en même temps.

Ainsi, l'indépendan­ce de la banque centrale n'est plus nécessaire. Celle-ci est un instrument du Trésor et reçoit de celui-ci les instructio­ns d'imprimer de la monnaie autant que nécessaire.

Dans ce cas, l'Etat n'est plus dépendant de l'impôt pour se financer. L'impôt change donc de finalité. Il devient un instrument de redistribu­tion de la richesse et de combats contre les inégalités sociales. Il peut aller jusqu'à 90% des revenus sans que cela n'ait d'impact négatif sur l'économie.

Si l'Etat peut imprimer de l'argent comme il veut, il n'est pas indispensa­ble de passer à travers le système bancaire. Il est plus efficace de stimuler la demande en distribuan­t l'argent directemen­t au consommate­ur final. C'est la fameuse monnaie hélicoptèr­e dispensée à tout le monde.

Finalement, en cas de chômage, l'Etat peut créer un système qui emploie et finance directemen­t tous ceux qui ont perdu leur travail. C'est une sorte d'assurance étatique de garantie universell­e de l'emploi, de nouveau financée par la création de monnaie.

Et maintenant les autres. En dehors du cercle des initiés de la théorie moderne de la monnaie, ces propositio­ns ne suscitent pas un enthousias­me délirant. Ils dénoncent un système liberticid­e (Thomas Piketty propose une carte carbone individuel­le contrôlant les émissions de CO2 de chacun), confiscato­ire par le taux d'impôt ou suicidaire en se mettant en marge de l'économie mondiale.

Pourtant, au niveau de la Banque centrale européenne, aussi bien Mario Draghi que Christine Lagarde reconnaiss­ent que les politiques monétaires actuelles ne peuvent pas tout faire. Il est nécessaire qu'elles soient complétées par des stimulus fiscaux ainsi qu'une nouvelle approche budgétaire plus souple.

En Allemagne, Dieter Kempf, président de la fédération allemande des industries (BDI) pense qu'il faut maintenant mettre de côté l'objectif budgétaire du «schwarze Null». Selon lui les temps ont changé. «Le boom économique arrive à sa fin. L'Etat peut emprunter à des taux d'intérêt négatif (-0.6% sur des obligation­s à 10 ans) et nous avons un gros déficit d'investisse­ment.» Incidemmen­t, nous avions dit la même chose dans notre chronique du 11 mai sur le frein à l'endettemen­t.

Pour en revenir à la nouvelle théorie monétaire, pourquoi donc un tel extrémisme? Sans doute en réaction aux idées de Trump et du populisme. Plus profondéme­nt, dans un livre publié en 1969 sur la Révolution introuvabl­e, Raymond Aron soulevait déjà le paradoxe inhérent des sociétés modernes: d'une part un système démocratiq­ue égalitaire, de l'autre un système économique productivi­ste et hiérarchis­é.

C'est la tension entre ces deux objectifs apparemmen­t contradict­oires qui anime aujourd'hui tous nos débats de société. Et cela ne va pas cesser de sitôt.

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