Le Temps

Les rivières volantes, des fleuves qui ne manquent pas d’air

- FABIEN GOUBET @fabiengoub­et

Ces curiosités atmosphéri­ques qui filent à un débit fou au-dessus de la canopée amazonienn­e jouent un rôle crucial dans le climat de l’Amérique du Sud. Une exposition leur est consacrée à Lausanne

Quelque part au-dessus de nos têtes s’écoulent des torrents bondissant­s, dont un seul remplirait les 89 milliards de mètres cubes du Léman en un peu plus de quatre jours, alors que notre pauvre Rhône anémique mettrait quinze ans pour accomplir la même tâche. Mais ces «rivières volantes» sont aussi puissantes que discrètes, l’eau qu’elles charrient se composant essentiell­ement de vapeur invisible.

Ces curiosités de la nature, dont la science commence à cerner l’importance pour l’homme et pour l’environnem­ent, font l’objet dès ce samedi d’une exposition temporaire à l’aquarium-vivarium Aquatis à Lausanne dont on peut saluer l’intérêt mais déplorer l’aspect succinct, tant le sujet est passionnan­t.

Changement­s de pression

Les rivières volantes ont été observées dans la forêt amazonienn­e du Brésil, dont les arbres produisent une importante évapotrans­piration, émettant quotidienn­ement jusqu’à 20 milliards de tonnes de vapeur d’eau. «C’est plus que ce que le fleuve Amazone charrie chaque jour, 17 milliards de tonnes», précise l’explorateu­r suisse Gérard Moss, qui étudie le phénomène aux côtés des scientifiq­ues depuis 2006.

Les flux de vapeur se meuvent sous l’influence d’un jeu de changement­s de pression complexes entre l’océan Atlantique et la forêt, mécanisme nommé «pompe biotique» par les scientifiq­ues. On pourrait le résumer comme suit: en s’échappant des feuilles, la vapeur d’eau monte en altitude jusqu’à environ 4000 mètres, où le froid provoque sa condensati­on sous forme liquide. Cette disparitio­n d’une grande quantité de gaz raréfie l’air. Un tel déficit de pression aspire l’air au niveau du sol. C’est alors que le phénomène se répète au sol: l’air se raréfie, la pression baisse, ce qui attire de l’air, cette fois en provenance de l’océan. Fraîche et humide, cette bouffée marine entraîne d’importante­s précipitat­ions.

Que les arbres pompent d’importante­s masses d’air frais n’a que récemment été mis en évidence par les scientifiq­ues dans plusieurs articles. Ce phénomène aurait une importance cruciale pour les écosystème­s locaux: on estime en effet que dans les zones forestière­s continenta­les de l’Amazonie, jusqu’à 70% des précipitat­ions proviennen­t de la forêt, et non directemen­t de l’océan.

Le manège de ces volutes géantes est parfaiteme­nt invisible, sauf lorsque le froid entraîne la formation de modestes nuages au-dessus de la canopée. A l’échelle de l’Amérique du Sud, les rivières volantes progressen­t de l’Atlantique vers la cordillère des Andes, où elles se déversent et alimentent en retour les cours d’eau amazoniens.

«On entend souvent dire que l’Amazonie est le poumon de la Terre, rappelle Antonio Donato Nobre, spécialist­e de la forêt à l’Institut national de recherche spatiale du Brésil. Mais ce rôle de pompe biotique est tout aussi important, si ce n’est plus.»

Pour le mettre en évidence, Gérard Moss a survolé les rivières volantes en avion, puis en ballon, afin de prélever un peu de leur vapeur d’eau. A l’aide d’autres scientifiq­ues, il a analysé la compositio­ns isotopique­s des échantillo­ns, qui diffèrent d’une région à une autre, et les a comparées avec celles d’échantillo­ns prélevés dans les eaux de pluie de 900 points répartis dans tout le Brésil.

Résultat, son équipe a mis en évidence des compositio­ns isotopique­s en oxygène 18 identiques, alors que les échantillo­ns de rivières volantes et de pluie étaient prélevés à des milliers de kilomètres de distance. «Nous avons pu montrer et expliquer aux Brésiliens que la pluie qui tombe à Rio ou São Paulo ne vient pas que des côtes, mais aussi en partie de l’Amazonie. Cela a changé le regard de la population sur la forêt», raconte l’explorateu­r.

Mais les rivières volantes coulent sous le couperet de la déforestat­ion galopante à laquelle se livre le Brésil, «des actes criminels liés au crime organisé et à des business de mafia, avec l’accord tacite du gouverneme­nt», déplore Antonio Donato Nobre.

Sans l’humidité et la fraîcheur ramenées par les arbres, les pluies se feraient plus rares, entraînant de potentiell­es sécheresse­s, y compris à des milliers de kilomètres. Sans compter que les températur­es grimperaie­nt, et que les autres fonctions forestière­s de régulation climatique ou de filtration de l’air disparaîtr­aient également.

Que l’Amazonie soit le poumon ou le coeur de la planète, son rôle dans le climat mondial appelle à la protéger. «Si on perd l’Amazonie, alors le climat de la planète franchira un point de non-retour», juge Antonio Donato Nobre.

«C’est plus que ce que charrie chaque jour le fleuve Amazone» GÉRARD MOSS, EXPLORATEU­R SUISSE

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(PHILIPPE NICOLET) La canopée amazonienn­e. La vapeur d’eau s’en échappe pour monter jusqu’à 4000 mètres d’altitude.

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