LA RIBOT, DE CHAIR ET D’ESPRIT
Elle a le feu madrilène mais c’est à Genève qu’elle brûle et transgresse les scènes depuis 1995. Confidences de La Ribot, qui s’apprête à recevoir le Grand Prix suisse de la danse.
Artiste merveilleusement excentrique, la danseuse d’origine madrilène vit un automne de fauve. Tandis que le Festival d’Automne à Paris la célèbre, l’Office fédéral de la culture l’honore du Grand Prix suisse de la danse
Tellement distinguée, cette femme-là. Maria Ribot fond sur vous comme une archiduchesse de carnaval tombe de son cheval. Son automne est une fantasia. En Suisse, où cette Genevoise d’adoption, Madrilène de naissance, recevra jeudi prochain à Fribourg le Grand Prix suisse de la danse, décerné par l’Office fédéral de la culture. A Paris, où le Festival d’Automne, rendez-vous du gotha artistique européen, lui consacre une rétrospective retentissante.
Elle arrive donc à bride abattue dans les locaux haut perchés qu’elle partage, au bord du Rhône à Genève, avec les chorégraphes Foofwa d’Imobilité et Gilles Jobin. Vous l’imaginiez carbonisée par des semaines frappadingues où elle vient d’enchaîner un spectacle au Théâtre de Vidy – Please,
Please, Please, en compagnie de la danseuse Mathilde Monnier –, et la reprise au Centre Pompidou de son hallucinant Panoramix, quelque 34 Pièces distinguées, jouées en solitaire et en cascade au milieu des spectateurs.
Sur les genoux, La Ribot? Vous n’y pensez pas. Elle n’a jamais été aussi heureuse, jamais aussi entière. Son style? On la dit transgressive, elle l’est, mais avec délices. Elle danse hors de ses gonds toujours, parfois nue comme une Vénus punk; s’expose en chair et en esprit dans les centres d’art contemporain; vend, depuis les années 1990, ses Pièces
distinguées – dont l’ensemble constitue Panoramix justement – comme si elles étaient des toiles, histoire d’interroger nos systèmes de représentation et de valeurs. Que représente ce Grand Prix suisse de la danse, Oscar de la discipline? Quelque chose de formidable. La reconnaissance d’un sillon que je trace en Suisse depuis 1995. C’est à cette époque que j’ai débarqué pour la première fois à Genève, invitée par le Théâtre de l’Usine dirigé alors par Anne Rosset, Yann Marussich et Gilles Jobin, le père de mes enfants. En 2004, je me suis installée à Genève, après des années londoniennes qui m’ont marquée artistiquement et intellectuellement.
Qu’avez-vous de suisse? Le passeport depuis 2007! Et l’amour. Mes deux fils vivent ici avec moi. Mais il est vrai que mes racines madrilènes restent très fortes et que mon caractère est assez espagnol.
La première fois que vous avez
dansé? J’avais 6-7 ans, c’était une fête familiale, Noël sans doute. La famille était grande, une soixantaine d’oncles, tantes, cousins, etc. Nous nous déguisions tous, mes frères et soeurs en particulier. Je créais mon costume et j’inventais ma danse. On dansait toute la nuit et c’était joyeux comme dans les films d’Emir Kusturica.
Quand avez-vous su que vous seriez
danseuse? J’ai toujours eu ce désir. C’est du moins la sensation que j’ai aujourd’hui. Je voulais être une artiste et pour moi, à 3-4 ans, c’était être danseuse.
Aviez-vous un modèle? A 14-15 ans, j’ai eu un professeur de danse fantastique. C’était une école de quartier à Madrid. Il vénérait les ballets classiques, Le Lac des cygnes et Giselle. Je me rappelle, il a monté Giselle en respectant la chorégraphie originale de Jean Coralli et de Jules Perrot. Comme je n’avais pas de technique, il m’a donné un rôle de page. C’était une folie! Trois heures de spectacle et dans la version de l’Opéra de Paris, celle de 1841! Pour la tournée, il avait loué une partie du train pour nous. Je vivais une épopée.
Pourquoi vous être détachée du
ballet classique? Parce qu’il représente le corps d’une façon qui ne correspond pas à notre sensibilité. Je voulais inventer ma façon de bouger. Cela a commencé à Cannes, à l’école de l’Américaine Rosella Hightower, une étoile qui a été une pédagogue marquante. Nous nous formions à des pratiques diverses, le mime, les claquettes, etc. J’ai voulu poursuivre ensuite à New York avec Merce Cunningham, un dieu pour des générations. Mais c’était trop formel pour moi.
Qui vous a influencée? A mon retour à Madrid, où j’ai créé ma compagnie, j’ai découvert l’Allemande Pina Bausch, qui était déjà très connue, et la toute jeune Anne Teresa De Keersmaeker. Ç’a été un choc. Je réalisais qu’il y avait des façons très fortes et singulières de vivre la scène. Elles n’ont pas influencé mon style, mais elles m’ont donné la force et la lumière. Je pensais alors: «Tu feras ce que tu crois devoir faire.»
Avez-vous toujours été distinguée, pour reprendre l’épithète de vos
pièces? J’ai toujours eu le sentiment d’être distinguée. A l’école, nous étions, ma soeur et moi, les seules rousses. Par la suite, j’ai souvent été surprise: suis-je vraiment la seule à sentir, à penser les choses ainsi?
D’où vient votre liberté, de ton, de
mouvement? Oh là là… J’ai eu des peurs que vous n’imaginez pas, des angoisses tétanisantes qu’il a fallu des années pour surmonter. Cette liberté dont vous parlez est le fruit d’un très long travail intérieur.
Que représente pour vous la nudité?
Elle me permet de subvertir le corps tel que l’histoire de l’art, la danse l’ont longtemps consacré. La nudité s’apparente pour moi à une toile classique sur laquelle je peins tout autre chose.
Votre couleur est le rouge, ce rouge du désir, de la boucherie et de la crucifixion, qui marque notamment «Another Bloody Mary», où vous paraissez surnager dans une mare de sang… J’avais été bouleversée par l’assassinat par des skinheads d’un travesti à Barcelone, en 1999. J’ai découvert qu’il s’appelait Sonia et j’ai voulu lui rendre hommage à travers un corps qui échappe aux catégories anciennes du masculin et du féminin, un corps détruit, mais encore sexué.
Jusqu’à quand danserez-vous?
Jusqu’à mon dernier souffle! (Elle
lance cela dans un rire.) Je devrai certes adapter mes performances à mes aptitudes physiques, mais c’est ce que j’ai toujours fait.
«Panoramix» et ses trois heures de métamorphoses à vue est une performance athlétique affolante. Le reprendrez-vous, après Paris? C’était la dernière fois. Se dire qu’on ne rejouera plus un spectacle donne toute sa valeur à cet acte. L’art vivant a à voir avec la mort: l’éphémère n’a pas de prix.
Cette question du prix d’une présence artistique est au coeur de votre travail, si on pense à «Se vende», où vous apparaissez avec un carton «A
vendre» autour du cou… Cette pièce cristallise un sujet essentiel pour moi: l’économie du corps, qui est aussi celle du spectacle et de l’amour. Un artiste dévoile son monde devant vous: comment rétribuer ce don? Quelle est la valeur de cette chose intangible qu’on appelle présence, de ce rébus vivant qui projette le spectateur dans une autre dimension?
Vous soumettez-vous à un entraînement spécifique? Non. Mais j’ai toujours été disciplinée et concentrée. Je fais confiance au présent. Depuis quinze ans, je pratique chaque jour le yoga. A vrai dire, mon entraînement dépend de la pièce que je prépare. Selon les performances, je nage beaucoup.
Si vous étiez un animal? n chameau ou une girafe. Le chameau parce que j’ai une passion pour le désert, que mon imagination s’en nourrit. La girafe parce qu’elle peut se saisir d’objets en hauteur et parce qu’elle court de manière bizarre.
Trois adjectifs pour vous qualifier?
Oh là! Je pourrais vous dire «libre», «authentique», «inclusive», mais c’est aussi utopique que présomptueux. J’essaie de dépasser mes peurs et d’être le plus libre possible.
«La nudité s’apparente pour moi à une toile classique sur laquelle je peins tout autre chose»