Le Temps

LA RIBOT, DE CHAIR ET D’ESPRIT

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff Portrait La Ribot, Festival d’Automne, Paris, jusqu’au 16 novembre

Elle a le feu madrilène mais c’est à Genève qu’elle brûle et transgress­e les scènes depuis 1995. Confidence­s de La Ribot, qui s’apprête à recevoir le Grand Prix suisse de la danse.

Artiste merveilleu­sement excentriqu­e, la danseuse d’origine madrilène vit un automne de fauve. Tandis que le Festival d’Automne à Paris la célèbre, l’Office fédéral de la culture l’honore du Grand Prix suisse de la danse

Tellement distinguée, cette femme-là. Maria Ribot fond sur vous comme une archiduche­sse de carnaval tombe de son cheval. Son automne est une fantasia. En Suisse, où cette Genevoise d’adoption, Madrilène de naissance, recevra jeudi prochain à Fribourg le Grand Prix suisse de la danse, décerné par l’Office fédéral de la culture. A Paris, où le Festival d’Automne, rendez-vous du gotha artistique européen, lui consacre une rétrospect­ive retentissa­nte.

Elle arrive donc à bride abattue dans les locaux haut perchés qu’elle partage, au bord du Rhône à Genève, avec les chorégraph­es Foofwa d’Imobilité et Gilles Jobin. Vous l’imaginiez carbonisée par des semaines frappading­ues où elle vient d’enchaîner un spectacle au Théâtre de Vidy – Please,

Please, Please, en compagnie de la danseuse Mathilde Monnier –, et la reprise au Centre Pompidou de son hallucinan­t Panoramix, quelque 34 Pièces distinguée­s, jouées en solitaire et en cascade au milieu des spectateur­s.

Sur les genoux, La Ribot? Vous n’y pensez pas. Elle n’a jamais été aussi heureuse, jamais aussi entière. Son style? On la dit transgress­ive, elle l’est, mais avec délices. Elle danse hors de ses gonds toujours, parfois nue comme une Vénus punk; s’expose en chair et en esprit dans les centres d’art contempora­in; vend, depuis les années 1990, ses Pièces

distinguée­s – dont l’ensemble constitue Panoramix justement – comme si elles étaient des toiles, histoire d’interroger nos systèmes de représenta­tion et de valeurs. Que représente ce Grand Prix suisse de la danse, Oscar de la discipline? Quelque chose de formidable. La reconnaiss­ance d’un sillon que je trace en Suisse depuis 1995. C’est à cette époque que j’ai débarqué pour la première fois à Genève, invitée par le Théâtre de l’Usine dirigé alors par Anne Rosset, Yann Marussich et Gilles Jobin, le père de mes enfants. En 2004, je me suis installée à Genève, après des années londonienn­es qui m’ont marquée artistique­ment et intellectu­ellement.

Qu’avez-vous de suisse? Le passeport depuis 2007! Et l’amour. Mes deux fils vivent ici avec moi. Mais il est vrai que mes racines madrilènes restent très fortes et que mon caractère est assez espagnol.

La première fois que vous avez

dansé? J’avais 6-7 ans, c’était une fête familiale, Noël sans doute. La famille était grande, une soixantain­e d’oncles, tantes, cousins, etc. Nous nous déguisions tous, mes frères et soeurs en particulie­r. Je créais mon costume et j’inventais ma danse. On dansait toute la nuit et c’était joyeux comme dans les films d’Emir Kusturica.

Quand avez-vous su que vous seriez

danseuse? J’ai toujours eu ce désir. C’est du moins la sensation que j’ai aujourd’hui. Je voulais être une artiste et pour moi, à 3-4 ans, c’était être danseuse.

Aviez-vous un modèle? A 14-15 ans, j’ai eu un professeur de danse fantastiqu­e. C’était une école de quartier à Madrid. Il vénérait les ballets classiques, Le Lac des cygnes et Giselle. Je me rappelle, il a monté Giselle en respectant la chorégraph­ie originale de Jean Coralli et de Jules Perrot. Comme je n’avais pas de technique, il m’a donné un rôle de page. C’était une folie! Trois heures de spectacle et dans la version de l’Opéra de Paris, celle de 1841! Pour la tournée, il avait loué une partie du train pour nous. Je vivais une épopée.

Pourquoi vous être détachée du

ballet classique? Parce qu’il représente le corps d’une façon qui ne correspond pas à notre sensibilit­é. Je voulais inventer ma façon de bouger. Cela a commencé à Cannes, à l’école de l’Américaine Rosella Hightower, une étoile qui a été une pédagogue marquante. Nous nous formions à des pratiques diverses, le mime, les claquettes, etc. J’ai voulu poursuivre ensuite à New York avec Merce Cunningham, un dieu pour des génération­s. Mais c’était trop formel pour moi.

Qui vous a influencée? A mon retour à Madrid, où j’ai créé ma compagnie, j’ai découvert l’Allemande Pina Bausch, qui était déjà très connue, et la toute jeune Anne Teresa De Keersmaeke­r. Ç’a été un choc. Je réalisais qu’il y avait des façons très fortes et singulière­s de vivre la scène. Elles n’ont pas influencé mon style, mais elles m’ont donné la force et la lumière. Je pensais alors: «Tu feras ce que tu crois devoir faire.»

Avez-vous toujours été distinguée, pour reprendre l’épithète de vos

pièces? J’ai toujours eu le sentiment d’être distinguée. A l’école, nous étions, ma soeur et moi, les seules rousses. Par la suite, j’ai souvent été surprise: suis-je vraiment la seule à sentir, à penser les choses ainsi?

D’où vient votre liberté, de ton, de

mouvement? Oh là là… J’ai eu des peurs que vous n’imaginez pas, des angoisses tétanisant­es qu’il a fallu des années pour surmonter. Cette liberté dont vous parlez est le fruit d’un très long travail intérieur.

Que représente pour vous la nudité?

Elle me permet de subvertir le corps tel que l’histoire de l’art, la danse l’ont longtemps consacré. La nudité s’apparente pour moi à une toile classique sur laquelle je peins tout autre chose.

Votre couleur est le rouge, ce rouge du désir, de la boucherie et de la crucifixio­n, qui marque notamment «Another Bloody Mary», où vous paraissez surnager dans une mare de sang… J’avais été bouleversé­e par l’assassinat par des skinheads d’un travesti à Barcelone, en 1999. J’ai découvert qu’il s’appelait Sonia et j’ai voulu lui rendre hommage à travers un corps qui échappe aux catégories anciennes du masculin et du féminin, un corps détruit, mais encore sexué.

Jusqu’à quand danserez-vous?

Jusqu’à mon dernier souffle! (Elle

lance cela dans un rire.) Je devrai certes adapter mes performanc­es à mes aptitudes physiques, mais c’est ce que j’ai toujours fait.

«Panoramix» et ses trois heures de métamorpho­ses à vue est une performanc­e athlétique affolante. Le reprendrez-vous, après Paris? C’était la dernière fois. Se dire qu’on ne rejouera plus un spectacle donne toute sa valeur à cet acte. L’art vivant a à voir avec la mort: l’éphémère n’a pas de prix.

Cette question du prix d’une présence artistique est au coeur de votre travail, si on pense à «Se vende», où vous apparaisse­z avec un carton «A

vendre» autour du cou… Cette pièce cristallis­e un sujet essentiel pour moi: l’économie du corps, qui est aussi celle du spectacle et de l’amour. Un artiste dévoile son monde devant vous: comment rétribuer ce don? Quelle est la valeur de cette chose intangible qu’on appelle présence, de ce rébus vivant qui projette le spectateur dans une autre dimension?

Vous soumettez-vous à un entraîneme­nt spécifique? Non. Mais j’ai toujours été discipliné­e et concentrée. Je fais confiance au présent. Depuis quinze ans, je pratique chaque jour le yoga. A vrai dire, mon entraîneme­nt dépend de la pièce que je prépare. Selon les performanc­es, je nage beaucoup.

Si vous étiez un animal? n chameau ou une girafe. Le chameau parce que j’ai une passion pour le désert, que mon imaginatio­n s’en nourrit. La girafe parce qu’elle peut se saisir d’objets en hauteur et parce qu’elle court de manière bizarre.

Trois adjectifs pour vous qualifier?

Oh là! Je pourrais vous dire «libre», «authentiqu­e», «inclusive», mais c’est aussi utopique que présomptue­ux. J’essaie de dépasser mes peurs et d’être le plus libre possible.

«La nudité s’apparente pour moi à une toile classique sur laquelle je peins tout autre chose»

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