Le Temps

DES HOMMES ET DES DIEUX

- PROPOS RECUEILLIS PAR VIRGINIE NUSSBAUM @Virginie_Nb

Objets, oeuvres d’art et même pièce de théâtre: l’exposition «Dieu(x), modes d’emploi», inaugurée à Palexpo, explore la richesse des pratiques religieuse­s d’aujourd’hui.

L’exposition «Dieu(x), modes d’emploi» présente à Palexpo un tour d’horizon des religions. Son concepteur, Elie Barnavi, en explique la mission et dessine le contour des pratiques religieuse­s d’aujourd’hui

On aurait pu l’appeler «Guide ultime de la chose divine». Ou «Les cultes pour les nuls». Tout juste inaugurée à la Halle 7 de Palexpo, l’exposition Dieu(x), modes d’emploi propose un tour d’horizon, visuel et pédagogiqu­e, des pratiques religieuse­s contempora­ines. Judaïsme, christiani­sme, islam, hindouisme ou encore taoïsme sont explorés à travers des objets, des oeuvres d’art et même une pièce de théâtre.

Professeur d’histoire de l’Occident moderne à l’Université de Tel-Aviv, Elie Barnavi a présidé le comité scientifiq­ue de l’exposition, née en 2006 à Bruxelles. Il revient sur la mission de ce grand assemblage et sur l’avenir de la foi, entre laïcité et ignorance.

Vous avez conçu une exposition qui parle de religion, mais pas de théologie ni d’histoire. Pourquoi?

Nous ne voulions pas faire un cours savant – d’ailleurs, pour parler intelligem­ment de théologie et d’histoire, il faudrait plusieurs traités épais! Nous souhaition­s plutôt aider les visiteurs à mieux comprendre le phénomène que l’on vit depuis quelques années, alors qu’on le croyait éteint: un retour massif de la religion. Nous trouvions intéressan­t de montrer comment ça fonctionne, quels sont les ressorts de la pratique religieuse aujourd’hui à travers un parcours résolument contempora­in. On pourrait parler d’une approche de type anthropolo­gique.

Comment montrer quelque chose qui est par définition spirituel?

La religion est avant tout un phénomène social, une pratique collective avec ses rituels, qui sont toujours matériels. Outre les prières, il y a donc beaucoup à voir! Par ailleurs, on constate que le besoin de divinité est universel, immémorial et que dans toutes les religions, on y entre par les mêmes portes: les divinités, les rites de passage… Notre parcours décline ces entrées universell­es, et les visiteurs sont surpris de découvrir à quel point leur culte ressemble aux autres. C’était d’ailleurs une volonté politique de notre part – au sens du vivre-ensemble: si on sait ce que fait son voisin, on est moins enclin à vouloir l’ignorer ou le combattre.

L’exposition part donc du postulat que le religieux fait un retour en force. Pourtant, tout le monde dit que la foi se meurt…

Ça dépend de qui on parle. Dans l’ensemble, la marche de l’histoire occidental­e est celle d’une sortie progressiv­e de la religion depuis la Renaissanc­e, avec une sécularisa­tion accélérée à partir du XVIIIe siècle. L’ignorance à ce sujet y est abyssale. Le nombre de regards ébahis qu’on me lance quand je mentionne que Jésus était juif!

Mais l’Européen n’a pas réalisé que le reste du monde ne va pas dans cette direction, bien au contraire. Avec l’immigratio­n, l’Europe, où aucune religion n’est née et qui s’en désintéres­se, accueille parallèlem­ent toutes les confession­s aujourd’hui. Et cette rencontre est souvent malaisée, cause de l’angoisse, qui peut être exprimée sous forme de violence.

Vous proposez donc un genre de cours de rattrapage?

Surtout une manière de titiller la curiosité des gens, en pariant que ce premier contact leur donne envie d’aller plus loin. Parce qu’ils n’auront pas eu cette occasion avant. Pour cette raison, je suis un grand partisan de l’apprentiss­age du fait religieux à l’école. Parce que la religion est le fondement de cette civilisati­on. Si vous n’avez aucune idée de ce qu’est le christiani­sme ou le judaïsme, vous ne saurez pas en lire la grammaire – comprendre une bonne partie des oeuvres littéraire­s et artistique­s, ce qu’est une cathédrale… Mais il faut l’enseigner intelligem­ment, c’est-à-dire avec une perspectiv­e laïque, comme nous l’avons fait dans l’exposition.

En Europe, plus personne ne va à l’église et, pourtant, on pleure quand Notre-Dame brûle...

Cet attachemen­t existe. Des gens visitent des églises, s’y marient parce que toute société a besoin de rituels. Mais les statistiqu­es montrent une diminution claire des pratiques religieuse­s et je ne vois pas ce qui pourrait l’inverser. Les églises occidental­es sont vides, désaffecté­es ou transformé­es en clubs… L’Europe est déchristia­nisée mais, en revanche, elle s’est islamisée.

Un discours largement récupéré par l’extrême droite, qui dénonce volontiers l’islamisati­on menaçante de notre culture…

C’est le fantasme du grand remplaceme­nt: une théorie moralement condamnabl­e et intellectu­ellement absurde. Il y a environ 10% de musulmans en Europe, dont la plupart sont des population­s plutôt pauvres et mal intégrées… Ce n’est pas elles qui vont conquérir le continent! Oui, il y a des tensions. Mais la réalité est que les musulmans sont là pour rester, et la plupart veulent s’intégrer. Faisons en sorte d’y parvenir le plus harmonieus­ement possible, plutôt que de laisser cette crispation détruire le lien social.

L’Europe est donc destinée à devenir un pot-pourri religieux?

Ce qui est certain, c’est qu’il n’y aura plus jamais d’Europe chrétienne au sens où on l’entendait au XVIIIe siècle. On peut parler de pot-pourri, de puzzle ou de creuset… L’Europe est riche, ce qui continuera d’attirer, et l’on y viendra en emportant sa foi. En tant que mosaïque de toutes les religions du monde, l’Europe doit trouver le moyen de faire coexister ces gens en bonne intelligen­ce. Cela peut devenir une vraie richesse.

Vous êtes un spécialist­e des guerres de religion au XVIe siècle. En 2019, on se bat toujours pour défendre ses dieux?

Les religions chrétienne­s se sont largement pacifiées, mais l’islam radical reste une source de conflits graves. La pièce de théâtre présentée dans l’exposition aborde justement la question de la violence religieuse, et comment elle naît du mélange entre religion et politique. Par définition, la religion est du domaine de l’absolu: la volonté de Dieu ne permet aucun compromis. Le conflit palestinie­n, par exemple, ne pourra jamais être réglé s’il est teinté de religieux, comme c’est de plus en plus le cas. Il faut maintenir une séparation claire entre les deux, grâce au principe légal de laïcité, comme celui qu’a récemment adopté Genève.

On dit souvent que les religions doivent absolument se renouveler, s’adapter pour correspond­re davantage aux visions des jeunes génération­s. Un enjeu décisif à votre avis?

Au sein de la religion dont je suis issu, le judaïsme, on a affaire à un «establishm­ent» rabbinique fermé sur lui-même, qu’il faudrait à mon sens éliminer complèteme­nt ou contraindr­e à s’ouvrir. Mais, même s’il reste beaucoup à faire – au niveau du célibat des prêtres par exemple –, je trouve que l’Eglise chrétienne a au contraire su s’ouvrir. Le pape François fait de son mieux en composant avec des résistance­s. Car l’Eglise est aussi un pouvoir complexe, avec ses partis, ses luttes d’influences…

En fait, je constate que l’Eglise est en perte de vitesse en Occident mais qu’elle s’en porte plutôt bien. Elle se mue en un genre de club de volontaire­s, où se rendent ceux qui veulent croire, mais plus personne n’oblige à croire. Ce développem­ent me semble positif. J’aimerais beaucoup que l’islam, entre autres, suive cette voie-là.

«Aujourd’hui, l’ignorance en matière de religion est abyssale»

 ?? (MARTIAL TREZZINI/KEYSTONE) ?? Le parcours éclaire la diversité des divinités, mais aussi des prophètes autoprocla­més.
(MARTIAL TREZZINI/KEYSTONE) Le parcours éclaire la diversité des divinités, mais aussi des prophètes autoprocla­més.

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