JONATHAN COE, LE ROMAN DU BREXIT
«Moi qui écris des romans qui ont pour toile de fond la vie du pays, je savais que ce serait l’histoire de ma carrière et que je ne revivrais jamais un moment pareil»
Dans «Le Coeur de l’Angleterre», le romancier utilise les ressorts du feuilleton familial pour capter l’atmosphère de son pays à la veille de quitter l’Union européenne.
La tragicomédie qui secoue la Grande-Bretagne depuis le non à l’Europe était le sujet tout trouvé pour le romancier, qui ne cesse de croquer la vie politique de son pays.
Le Brexit attendait son roman, il l’a écrit
Etre écrivain peut provoquer des tiraillements. Jonathan Coe, comme tous les Britanniques, se souvient de ce petit matin du 24 juin, quand les résultats du référendum pour ou contre la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne sont tombés: «Même si ce n’était pas une complète surprise, j’ai senti mon coeur se décrocher dans ma poitrine. De tristesse. D’abord parce qu’une part de mon identité est européenne, et qu’on me l’arrachait. Aussi parce que, objectivement, ce choix est une erreur à tous les points de vue. Mais au même moment ou presque, l’écrivain que je suis se frottait les mains. Moi qui écris des romans qui ont pour toile de fond la vie du pays, je savais que ce serait l’histoire de ma carrière et que je ne revivrais jamais un moment pareil.»
Le Coeur de l’Angleterre, superbement traduit par Josée Kamoun, est le fruit de cette prise de conscience, de ce sourire en coin aussi, sur soimême, sur les siens. Et de l’insistance de son éditeur, à Penguin, qui le suit depuis ses débuts, en 1987, qui ne cessait de lui répéter: «Tout le monde veut un roman sur le Brexit!» Jonathan Coe nous parle depuis un grand salon de Gallimard, son éditeur français, à Paris, à la fin d’une journée au ciel blanc, automnale: «Franchement, je ne voyais pas comment écrire un bon roman sur le Brexit. Par contre, je pouvais imaginer écrire sur une famille, sur un frère et une soeur, devenus quinquagénaires, et observer comment le Brexit prend de plus en plus de place dans leur vie.»
TROU NOIR
Le frère et la soeur, ce sont Benjamin et Lois Trotter, bien connus des lecteurs de Jonathan Coe. Il reprend en effet les personnages de son diptyque Bienvenue au club et Le Cercle fermé, portrait de l’Angleterre des années 1970 tout d’abord puis des années 2000, soit l’avant et l’après Margaret Thatcher. Ainsi laissée hors champ de l’écriture romanesque, cette décennie ultralibérale n’en est que plus présente, sorte de trou noir vers quoi à la fois tout converge et d’où tout découle. Un des personnages du Coeur de l’Angleterre glisse à un moment donné que le Brexit est sans doute l’enfant tardif de la politique de dérégulation menée par la Dame de fer.
Benjamin et son groupe d’amis sont de la même génération que l’auteur. On les a vus adolescents, dans le premier tome, élèves de l’école privée pour garçons King William à Birmingham (en vrai, King Edward’s School, fondée en 1552, gratuite pour les meilleurs élèves). Puis quadragénaires tendus et pas bien dans leur vie, Ben éparpillé entre un divorce et une obsession amoureuse infernale. Les voici plus apaisés, à la fin de la cinquantaine. «Ben est mon alter ego, tout ce qui lui arrive vient de moi, plus ou moins. Je ne fais qu’exagérer les choses pour obtenir un effet comique.»
Le rire, dans toutes ses variantes (satire, farce, comique de situation), est l’une des marques les plus évidentes de l’univers de Jonathan Coe, son arme la plus implacable pour démonter les postures, mettre à nu les rois et reines (de la finance, de la politique, les deux ensemble). Amoureux de culture populaire (polars, séries télévisées, films d’espionnage), il s’en inspire et en détourne les codes avec jubilation. C’est dans son roman le plus connu jusqu’ici, Testament à l’anglaise (What a carve
up! qui peut se traduire par «Quel saccage!», du titre d’un film comique de 1961, délicieuse parodie de film d’horreur), qu’il pousse cette veine le plus loin. La cible de ce roman en forme de feu d’artifice narratif, paru en 1994? Les années Thatcher et les grandes familles de la classe dominante.
Le climat du Coeur de l’Angleterre est plus doux-amer. Grande réussite, le roman emploie avec finesse tous les ressorts du feuilleton familial, tissant autour de ses personnages une vaste série de motifs, délicats, vibrants de vie, qui capturent au bout du compte, même fugacement, l’air du temps, l’atmosphère d’un pays, à la veille et juste après le choc historique du Brexit. Sous une apparente simplicité, la prose de Jonathan Coe est faite de multiples strates qui s’entrecroisent pour nourrir ce portrait sur le vif de l’Angleterre.
LANGUEUR DU DEUIL
Benjamin en est la figure centrale, avec son énorme manuscrit de roman pas publié qu’il trimballe (dans plusieurs sacs) depuis plusieurs dizaines d’années. Quitté, dès l’entame du roman, par Cicely, son amour trop compliqué, le voilà, seul, dans un ancien moulin, au bord de la Severn, dans les alentours de Birmingham, sa ville d’enfance. Sa mère vient de mourir. C’est donc dans la langueur du deuil que s’ouvre Le Coeur de l’Angleterre avec, de la part de Jonathan Coe, une attention aux détails, aux attitudes, aux atmosphères, qui donne aux retrouvailles familiales auxquelles on assiste une telle dimension de justesse que l’on est happé. Et le tour de force réside bien là: dans le fait de marier le crépitement léger du quotidien qui accapare les personnages à la lame de fond des bouleversements sociaux et politiques qui les dépassent mais dont ils subissent les effets; de mêler la vie intime à une ample réflexion sur la transformation d’un pays, jusque dans ses paysages urbains et ses campagnes.
Tandis que Ben veillait sa mère dans ses derniers jours, il lui a fait écouter, sur son iPod, une mélodie anglaise traditionnelle chantée par Shirley Collins, Adieu to Old
England. Et la vieille maman qui ne parlait plus depuis plusieurs jours a soudain tenté de chanter, d’un filet de voix «incroyablement grêle». Qu’est-ce qui tient une communauté ensemble (quelques chansons, le souvenir d’émissions de télé?), quelles sont les forces politiques qui l’écartèle sont deux questions qui parcourent tout le roman. Tout comme celle, périlleuse, alourdie de tant d’a priori, de l’identité. Son talent est de parvenir à montrer la part à la fois fortement émotionnelle et totalement chimérique des liens qui unissent une population.
VOIE EXPLOSIVE
A Birmingham revient aussi, pour l’enterrement, Doug, grand ami d’école de Ben, journaliste de gauche (très caviar, marié à une fortune). C’est par lui que le lecteur va pénétrer la mécanique électoraliste qui a conduit au référendum. Pour alimenter ses articles et ses éditoriaux, Doug rencontre plusieurs fois un jeune chargé de presse du camp David Cameron. Jonathan Coe s’en donne à coeur joie: de rencontre en rencontre, toujours dans le même pub, Doug prend la mesure de l’impréparation et de la légèreté avec laquelle le premier ministre a lancé son pays sur une voie potentiellement explosive. Parmi ces scènes, ne pas manquer le dialogue surréaliste entre les deux hommes sur l’appellation Brexit et Brixit… C’est aussi par la bouche de Doug que s’exprime la colère contre les fils de famille «aux visages satisfaits» qui dictent la conduite du pays.
En anglais, le roman s’intitule
Middle England, un titre compris immédiatement par les lecteurs britanniques comme désignant l’Angleterre profonde. A ne pas confondre avec les Midlands, région du centre de l’Angleterre dont Birmingham est la grande ville. Comme Ben, Jonathan Coe est un enfant des deux. «Je viens d’une famille très modeste, de cette classe qui incarne l’Angleterre «moyenne», conservatrice, nostalgique, provinciale. Mes parents m’ont toujours dit que l’homosexualité était quelque chose d’affreux et qu’il fallait se méfier des gens ayant une couleur de peau différente.» Des opinions dont le
Daily Mail est le porte-voix et qui ont évidemment leur place dans le roman. «Birmingham est une ville qui s’est faite grâce à l’immigration et qui est, malgré des crispations, un exemple de melting-pot réussi. Des habitants sont les enfants de la deuxième, voire troisième génération d’immigrés. J’ai cru naïvement qu’ils voteraient non au Brexit. Le référendum a révélé beaucoup de choses sur nous-mêmes.»
SOLEIL GÉNÉREUX
Comme son personnage, Jonathan Coe a changé de monde par l’ascenseur social de l’école et de l’université. «En écrivant Middle
England, j’ai repensé à mon tout premier roman, jamais publié, et largement autobiographique. On y voyait un jeune homme qui entrait à Cambridge et qui, en trois ans à peine, se transformait en intellectuel méprisant pour son milieu d’origine. De retour chez lui, à Birmingham, il parvenait petit à petit à aimer les siens de nouveau. Ce que j’avais voulu faire, en fait, c’était une ode à la vie de tous les jours, un hymne à la vie provinciale, à Birmingham. Trente ans plus tard, avec l’expérience en plus, j’y suis peut-être arrivé.»
Le Coeur de l’Angleterre se termine sous un soleil généreux, dans un élan plein d’humour et d’optimisme. «Le roman vrai du Brexit n’aura, lui, pas de fin heureuse. On nage en pleine fiction dont la seule chose sûre est qu’elle finira mal.»