Le Temps

Camus remixé par Abd Al Malik

- PAR STÉPHANE GOBBO @StephGobbo

Il y a des tentes, des feux de joie, des slogans scandés et des barricades improvisée­s. Il y a aussi un terrain de volley à même le bitume, des couverture­s et de la paille et, dans un coin, une pyramide de papier de toilette. La place du Châtelet ressemble à un grand camping sauvage. En une année d’existence, le mouvement de désobéissa­nce civile Extinction Rebellion a multiplié – à Paris comme à Lausanne – les actions chocs. Voici qu’il occupe une place centrale de la capitale française. Pour que le gouverneme­nt déclare l’urgence climatique, que des mesures soient prises maintenant car demain il sera trop tard – refrain connu mais pas assez entendu.

Depuis une semaine, à quelques mètres de ces activistes pacifistes, le Théâtre du Châtelet accueille une nouvelle mise en scène des Justes. Ce texte d’Albert Camus évoque, dans la Russie de 1905, l’action d’une cellule des combattant­s socialiste­s révolution­naires fomentant l’assassinat du grand-duc Serge Alexandrov­itch, au nom du peuple et de sa liberté. Fraîchemen­t accueillie lors sa création il y a septante ans, la pièce résonne en 2019 avec l’actualité. Elle parle de résistance, de l’usage de la violence et des questions morales qu’il soulève. Ses personnage­s se demandent si la fin justifie les moyens, si le totalitari­sme exige le terrorisme.

Cette nouvelle version des Justes est signée Abd Al Malik. L’histoire évoque pour lui la fin d’un idéal. Afin d’asseoir sa contempora­néité, l’auteur et slameur a fait appel à des comédiens d’origines diverses. On y voit Sabrina Ouazani, d’origine algérienne, Frédéric Chau, le beau-fils chinois de Qu’est-ce

qu’on a fait au Bon Dieu?, ou encore Marc Zinga, un Belge né au Congo.

Abd Al Malik est allé plus loin: il a créé un choeur, dans la tradition du théâtre grec antique. Ils sont dix, des garçons et des filles de banlieue, et apparaisse­nt à la fin de chaque acte non pour commenter l’action, mais pour parler de leur vision du monde. Ils parlent de leur grand-duc, d’un ennemi qui ressemble pour eux aux multinatio­nales ou au terrorisme religieux. Avec son frère Bilal, Abd Al Malik a composé une bande-son jouée en direct et qui sous-tend l’entier du spectacle. Celui-ci, qui propose un dispositif scénique audacieux aménagé sur trois niveaux, telle une maison de poupée, s’avère dès lors aussi musical que théâtral. Les répliques sont comme scandées.

En fin de représenta­tion, le soir où j’ai découvert cette mise en scène stimulante bien que parfois pesante, deux membres d’Extinction Rebellion ont été invités à monter sur scène. Je me suis alors dit que Camus aurait adoré voir son texte ainsi remixé et devenir si furieuseme­nt moderne.

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