Le Temps

Un poème magique

- PAR ÉLÉONORE SULSER @eleonoresu­lser

Je devrais vous parler des Nobel, je devrais vous parler de Proust ou de la suite de La Servante écarlate, toutes choses d’actualité. Et pourtant, en ce moment, j’ai une obsession de saison. Un poème qui ne me quitte plus, qui m’accompagne partout, que je relis sans cesse comme une formule magique.

Il est arrivé par hasard, comme souvent les poèmes.

Je traîne depuis longtemps, un peu partout avec moi, Partition rouge*, une étonnante anthologie de poèmes et chants des Indiens d’Amérique du Nord. Ce livre – le mien est en poche – présenté par Jacques Roubaud et Florence Delay est un trésor en soi. Je ne m’en sépare pas. Il est tantôt sur la table de chevet, tantôt dans la cuisine, tantôt dans mon sac. Je l’ouvre à tout bout de champ, à tout bout de chant…

Et voilà que par un matin gris, je tombe sur ce texte, que je n’avais je crois encore jamais vraiment lu: «Ceci arriva en automne./ Je cherchais quelque chose à faire/ quand je vis un homme sortir et ramasser du bois/ pour son feu./ Eh bien il trouva une belle branche/ et se pencha pour la prendre./ Elle sauta en l’air changée en oiseau!/ Quand il se retourna/ vers le tas de branches/ qu’il avait ramassées/ toutes étaient en train de voler!/ En cercle elles volaient, haut dans l’air!/ Certaines se posaient sur les arbres/ d’autres se mettaient à chanter. L’une construisa­it un nid/ avec les brindilles des autres!/ J’étais là/ content que mon voeu réussisse si bien…»

Le poème n’est pas fini. Le bois finit par s’envoler vers le sud, en suivant des oies dans le ciel. Et le narrateur rit de ce bon tour – «Vous auriez dû voir/la tête qu’il faisait» – se réjouissan­t déjà de recommence­r avec quelqu’un d’autre à l’automne suivant.

L’histoire vient de Jacob Nibénegene­sabe, un Indien Cree, installé au nord-est du lac Winnipeg, au Canada. Spécialist­e des histoires du Coyote Wichikapac­he, il est aussi l’auteur d’un cycle que les auteurs de Partition rouge ont intitulé Poèmes de l’os

magique – cet os à l’aide duquel le narrateur opère des transforma­tions magiques ou «Joueur-de-tours».

Pourquoi ce bout d’Os magique me poursuit-il partout? Pourquoi tournet-il en boucle dans ma tête?

Parce qu’il métamorpho­se ce qui m’entoure en rires, en envols, en souffles. Parce que cette parole poétique est extraordin­airement efficace: elle ouvre, elle ventile, elle soigne, elle enchante. Elle fonctionne, elle opère, elle agit. Elle recrée, pour moi, instantané­ment la beauté et les mystères qui relient la nature à l’humain et fait s’envoler vers le sud tout le bois mort qui m’encombre. Cette parole qui n’est pas séparée du monde, qui fait corps avec lui, est un don précieux pour avancer.

«Partition rouge», trad. et présenté par Jacques Roubaud et Florence Delay, Points poésie, Seuil.

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