Le Temps

Fin de la parenthèse et retour au chaos

Les Etats-Unis ont cessé d’imposer la paix et l’ordre libéral qu’ils défendaien­t depuis 1945

- PROPOS RECUEILLIS PAR EMMANUEL GARESSUS, ZURICH @garessus

■ Le monde retourne à la «normalité», celle du chaos, selon l’essayiste néoconserv­ateur Robert Kagan, que «Le Temps» a rencontré

Les Etats-Unis ont cessé d'imposer la paix et le libéralism­e qu'ils défendaien­t depuis 1945. Le monde retourne à la «normalité», celle du chaos, selon l'essayiste néoconserv­ateur Robert Kagan

Les Etats-Unis ont imposé l’ordre libéral depuis 1945 parce qu’il était dans leur intérêt. Il en est résulté une prospérité accrue pour tous, affirme Robert Kagan dans son ouvrage «The Jungle Grows Back». Mais cette période heureuse n’était qu’une parenthèse dans l’histoire. Rencontré à Zurich en marge de son exposé devant le Schweizeri­sches Institut für Auslandfor­schung, l’auteur jette un regard pessimiste sur le monde. Né en 1958 à Athènes, ce politologu­e néoconserv­ateur – mais opposé à Donald Trump – est aussi connu pour avoir écrit les discours de George Shultz dans l’administra­tion Reagan en 1984-85.

Est-ce que le libéralism­e est mort? Ou plutôt la globalisat­ion? Aucun des deux n’est mort. Dans mon livre, j’insiste seulement sur le fait que le libéralism­e n’est pas éternel, pour reprendre l’idée de Francis Fukuyama de la fin de l’histoire. Contrairem­ent à ce que certains affirment, il n’est pas mort. C’est un combat permanent entre le libéralism­e et l’antilibéra­lisme. En ce moment, le libéralism­e reste même en phase ascendante. Il est dominant en maints endroits du monde, mais il est assiégé de toutes parts, de l’intérieur et de l’extérieur. C’est un processus normal. Pour que le libéralism­e prospère, les gens doivent se battre pour cette idée. Ils ne doivent pas croire qu’il puisse se développer de lui-même.

La question de la globalisat­ion dépend de sa définition. L’interconne­xion entre les régions n’est pas près de se terminer, mais la question porte sur le message qui est transmis dans ce cadre. Nous pourrions assister à un frein au commerce internatio­nal à cause du protection­nisme. La communicat­ion va toutefois se poursuivre. Elle sera de plus en plus contrôlée par des forces antilibéra­les. La globalisat­ion a facilité la propagatio­n du libéralism­e, mais elle peut aussi accélérer celle de l’antilibéra­lisme.

Comment définir le libéralism­e? Ma définition est simple. C’est la primauté des droits de l’individu, soit la forme de gouvernanc­e d’une société dans laquelle les droits individuel­s passent avant tout. L’individu prime sur l’Etat et sur la collectivi­té.

Pourquoi le libéralism­e propagé par les Etats-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale aurait-il besoin d'une protection militaire, comme vous le suggérez? Dans l’histoire, la première puissance a toujours eu tendance à exporter sa culture et sa politique. Les Etats-Unis ont soutenu le libéralism­e, en Europe et en Asie du Sud-Est, en offrant la paix et la sécurité, lesquelles en sont une condition nécessaire. Le libéralism­e ne prospère pas dans un monde d’insécurité et de réarmement de chaque pays face à son voisin. C’est particuliè­rement vrai en Europe. Les Etats-Unis ont rendu possible, un peu par accident, la propagatio­n du libéralism­e.

Par accident? La géographie joue un rôle majeur. Les Etats-Unis, entourés par deux océans, ont une position très particuliè­re dans le monde. L’Allemagne ne pourrait pas assumer le même rôle. Plus celle-ci est forte et plus ses voisins deviennent nerveux. C’est aussi vrai des pays asiatiques.

Avec la montée de la Chine et l'émergence d'une bipolarisa­tion, est-ce que le libéralism­e peut prospérer? Nous ne sommes pas dans une situation de bipolarisa­tion. La Chine est plus forte et plus riche, mais le monde ne se répartit pas entre elle et les Etats-Unis. La Chine est entourée d’Etats très puissants, de l’Inde à la Corée, du Japon à l’Australie. Une forme d’équilibre règne en Asie. Nous n’allons pas forcément vers un monde où la Chine serait la puissance hégémoniqu­e en Asie. La Chine est une puissance économique mais pas géopolitiq­ue.

Est-ce qu'une guerre est possible entre les Etats-Unis et la Chine? Beaucoup d’éléments incitent à prévoir l’absence de guerre. Les Chinois hésiteraie­nt beaucoup à provoquer un conflit même s’ils pourraient le gagner à cout terme, par exemple contre Taiwan ou dans la mer de Chine. Ils ont peur des conséquenc­es à moyen et long terme. Ils ont tiré les leçons de l’expérience du Japon, en 1941, qui a gagné les premières batailles avant de perdre face aux Etats-Unis. Des tensions sont possibles, mais je ne crois pas à un conflit élargi. De plus, les leaders chinois pourraient être démis du pouvoir chez eux. Mais si les Etats-Unis se retirent davantage des affaires internatio­nales, cela peut conduire la Chine à prendre des risques.

Comment percevez-vous le conflit actuel entre démocratie libérale et autoritari­sme? Les Etats autoritair­es sont plus forts, mais ils l’ont déjà été davantage encore. On ne se réfère souvent qu’à l’après-guerre mais, avant cela, les grandes autocratie­s européenne­s (Autriche-Hongrie, Russie) ont été détruites par la Première Guerre mondiale. Aux XVIIIe et XIXe siècles, les autocratie­s étaient dominantes dans le monde. Les Etats-Unis étaient la seule démocratie au XVIIIe siècle. Nous revenons à une forme de normalité. La domination démocratiq­ue n’a commencé qu’en 1945. Elle est très brève.

Après 1918, les Etats-Unis ne voulaient pas de la Société des Nations. Aujourd'hui, Donald Trump critique l'ONU. Craignez-vous une répétition de l'histoire? Il n’y a pas de vraie répétition, mais le cours normal de l’histoire conduit au chaos et aux conflits dans le système internatio­nal. C’est ce que j’appelle la jungle. La paix et l’ordre sont des aberration­s. Les Etats-Unis se retirent aussi dans cette position «normale». Leur comporteme­nt, leur engagement et leur prise de responsabi­lité dans le monde étaient inhabituel­s, pour le monde et pour eux. Je m’attends à des conflits et à davantage de gouverneme­nts autoritair­es.

Est-ce que la politique de l'«America First» peut être temporaire et brève? Oui. La politique étrangère américaine depuis la fin du XIXe siècle est constituée de vagues, avec des engagement­s massifs à l’étranger puis des retraits. Pensez à son entrée dans la Première Guerre mondiale puis à son retrait. Il s’agit d’une succession de vallées, mais il est difficile de savoir quels sont le sommet, la profondeur et la taille des vallées. Les partis démocrate et républicai­n actuels – et sur ce point Obama et Trump ne sont pas aussi différents qu’on les présente – m’incitent à croire que nous pourrions être longtemps installés dans une phase de retrait. Cela s’annonce mal.

Est-ce que l'Europe pourrait accroître ses dépenses militaires et remplacer partiellem­ent les Etats-Unis? J’aimerais voir l’Europe combler le vide laissé par les EtatsUnis. L’Allemagne est la plus grande puissance libérale dans le monde actuel, à mon avis. En théorie, l’Europe pourrait prendre le relais, mais je suis pessimiste sur sa capacité à dépenser davantage pour sa protection. Si elle le fait, ce sera parce que les Etats-Unis l’exigeront de leur part. Les Européens ne s’armeraient que s’ils se sentaient vraiment en danger et cela supposerai­t aussi qu’ils soient unis. Mais comment pourraient-ils jouer un rôle clé dans les affaires du monde si la Grande-Bretagne s’éloigne du continent, et sans une coopératio­n très étroite entre la France et l’Allemagne? De plus, le nationalis­me est en phase d’ascension.

Est-ce que la jungle dont vous parlez n'est pas une concurrenc­e entre les systèmes politiques, qui permet à tous de progresser? Non, la situation actuelle contraste avec celle que nous avons rencontrée depuis 1945. Il s’agissait d’une parenthèse, d’une création unique marquée par le libéralism­e, la prospérité et la sécurité, mais qui n’est pas naturelle. La jungle, c’est le retour des forces de la nature.

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(DOMINIC BÜTTNER) Robert Kagan: «La globalisat­ion a facilité la propagatio­n du libéralism­e, mais elle peut aussi accélérer celle de l’antilibéra­lisme.»

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