Le Temps

Francesca Thyssen-Bornemisza, l’art du mécénat

La philanthro­pe et mécène accompagne des artistes dans la production d’oeuvres qui reflètent les préoccupat­ions de notre époque, comme la protection des océans

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

«En 1985, au début de la Perestroïk­a, nous avons accompagné pendant trois semaines le dalaï-lama en Union soviétique, pour retrouver une collection tibétaine»

On peut être baronne et intrépide. Nous étions en train de bavarder dans un salon de l’Hôtel de la Paix, à Genève. Dehors, la lumière fut soudaineme­nt douce et nuancée: il fallait vite faire la photo. Francesca Thyssen-Bornemisza se retrouva sur le trottoir, traversa au pas de course le quai du MontBlanc en faisant fi des klaxons et des automobili­stes qui la gratifière­nt de mots crus. Elle reprit son souffle puis posa. Une fois les prises achevées, elle retraversa la chaussée sur le passage piétons mais en empiétant légèrement sur le rouge.

Un parcours de délurée

Ne serait-ce pas là au fond une facette de l’une des descendant­es des Thyssen, riche famille allemande productric­e d’acier et collection­neuse d’art? Francesca Thyssen-Bornemisza, qui épousa en 1993 l’archiduc Charles de Habsbourg-Lorraine (le couple vit séparé depuis 2003) dont elle eut trois enfants, assume un côté un peu frondeur, cette envie sans cesse de faire un pas de côté, hors du chemin balisé. Dans sa vie, elle roula vers le Tibet à 5000 m d’altitude, brava l’armée chinoise et le manque d’oxygène pour rencontrer le dalaï-lama. Elle est allée sauver un monastère croate sur l’île de Lopud en pleine guerre des Balkans et vogua sur l’Adriatique afin de rallier Dubrovnik assiégée pour mettre à l’abri des oeuvres d’art des XVe et XVIe siècles, qui durant dix ans seront restaurées par des experts florentins. Plus jeune, elle fut renvoyée de la prestigieu­se école d’art Saint-Martins de Londres pour être montée sur une table en fustigeant la manière dont était (mal)traité l’art minimalist­e. A cette époque, elle était légèrement punk, écoutait les Clash et les Sex Pistols. Jeune fille de son siècle somme toute, délurée (elle aime ce mot) en dépit de sa filiation et de sa parenté: son père est le baron Heinrich Thyssen et sa mère le modèle Fiona Campbell-Walter, le plus beau mannequin des années 1950 selon Vogue.

Elle est demeurée ancrée dans son temps et celui-ci est maussade, pour des raisons climatique­s notamment. La native de Lausanne était à Genève ces jours-ci, invitée par la Fondation Lombard Odier qui fête ses 15 ans.

La fondation, Philanthro­pia, lancée par la banque a permis de développer le fonds lancé par TBA21-Academy qui vise à financer ses initiative­s en faveur de la recherche océanique et la défense de l’écosystème. Ecologiste convaincue, Francesca Thyssen-Bornemisza encense Greta Thunberg, «petite jeune fille de 16 ans qui dit la vérité». Plongeuse émérite – «J’ai passé la moitié de ma vie sous l’eau» – elle mesure le désastre en cours dans nos mers, le continent de plastiques qui dérive et grossit, les atteintes sur la faune et la flore. En mars dernier, TBA21-Academy a lancé à Venise, en l’église San Lorenzo, la première phase du projet Ocean Academy, une ambassade au service des artistes et des défenseurs de l’environnem­ent qui invite à repenser la vision et le traitement des mers. TBA21, l’organisati­on parente de l’Académie, est le seul organisme artistique à bénéficier d’un statut d’observateu­r au sein de l’ISA (Autorité internatio­nale des fonds marins) basée à Kingston, en Jamaïque, sous l’égide de l’ONU.

L’art pour réparer le monde

Francesca Thyssen-Bornemisza assure que l’art peut aider à prendre conscience des maux de ce monde. En mars dernier, TBA21-Academy a accueilli la sculptrice vaudoise Claudia Comte en résidence à Port-Antonio (Jamaïque) «pour alerter sur la menace qui pèse sur ce fragile écosystème». L’artiste a réalisé à la tronçonneu­se des sculptures à partir de bois récupéré des tempêtes et en leur donnant des formes inspirées de la faune sous-marine. «Le côté anthropomo­rphique mène à une connexion empathique», confiait Claudia Comte récemment au Temps. En 2016, Francesca Thyssen-Bornemisza invitait à Vienne, siège de sa fondation, l’artiste islandais Olafur Eliasson à présenter «Green Light», un atelier auquel des migrants et des réfugiés ont participé. Francesca Thyssen-Bornemisza dit qu’elle est une collection­neuse investie d’une mission: lutter pour la paix dans le monde, ce qui implique de s’engager dans les questions d’environnem­ent et de migration.

L’art est une affaire de famille chez les Thyssen-Bornemisza. Heinrich, le père de Francesca, qui possédait la citoyennet­é suisse, a hérité de son propre père la collection Thyssen, composée entre autres de maîtres germanique­s des XIV, XV et XVIe siècle, ainsi que d’oeuvres des écoles flamande, hollandais­e, italienne et espagnole. Heinrich l’a enrichie de tableaux plus modernes dont des toiles impression­nistes russes qu’il a réussi dans les années 80 à faire sortir de ce qu’on appelait encore l’URSS. «En 1985, au début de la Perestroïk­a, nous avons accompagné pendant trois semaines le dalaï-lama en Union soviétique, pour retrouver une collection tibétaine qui n’était pas documentée», rappelle-t-elle. Le baron Heinrich Thyssen-Bornemisza abritait ses collection­s privées (dont des Degas, Picasso, Léger) dans la Villa Favorita, à Lugano, qu’il avait acquise. En 1993, il a cédé une grande partie de ses collection­s à l’Etat espagnol. A Madrid, le musée Thyssen-Bornemisza est aujourd’hui le plus visité après celui du Prado.

Francesca Thyssen-Bornemisza, qui vit entre Vienne et Londres, songe à revenir vivre en Suisse. Elle possède un chalet non loin de Rougemont (VD). Elle confie: «Je n’aime ni l’extrême droite autrichien­ne ni le Brexit.»

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