Le Temps

Les miliciens pro-turcs sèment la terreur dans le nord de la Syrie

L’offensive turque déchaîne l’antagonism­e arabo-kurde, nourri par des années de ressentime­nt. Une responsabl­e politique kurde, Havrin Khalaf, 35 ans, a été tuée par les supplétifs d’Ankara

- BENJAMIN BARTHE, SANLIURFA, ET ALLAN KAVAL, DERIK (LE MONDE)

L’offensive turque vise à déloger les forces kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), considérée­s comme «terroriste­s» par Ankara, mais alliées de l’Occident dans la lutte contre l’Etat islamique

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C’est une vidéo barbare en provenance de Syrie, une de plus: sur le bas-côté d’une route, aux abords de Tall Abyad, non loin de la frontière turque, un groupe de miliciens en treillis canardent un homme allongé au sol, les mains liées dans le dos. «Allahou akbar! Bien fait pour ce porc», aboie l’un d’eux, face au nuage de poussière soulevé par la mitraille. «Filme-moi, filme-moi», gueule un autre, tout en pointant sa kalachniko­v sur le malheureux.

Les tueurs appartienn­ent à l’une des formations rebelles syriennes qui suppléent l’armée turque dans son offensive dans le nord-est de la Syrie. Leur victime est un Kurde syrien, fait prisonnier un peu plus tôt. Nul ne sait s’il était lié aux Unités de protection du peuple (YPG), le mouvement autonomist­e armé, maître de la rive orientale de l’Euphrate, contre lequel Ankara est parti en guerre, le 9 octobre.

La scène d’assassinat, diffusée samedi 12 octobre sur les réseaux sociaux, est emblématiq­ue du chaos qui s’est emparé de la Djézireh, la partie nord-est de la Syrie, depuis le lancement de cette opération. Elle est aussi révélatric­e de la fièvre sectaire déchaînée par l’attaque turque, et des risques d’éclatement qu’elle fait peser sur la complexe mosaïque communauta­ire de cette région, où Kurdes, Arabes, Assyriens et Turkmènes s’entremêlen­t. «J’ai très peur que le fossé entre Kurdes et Arabes ne devienne un gouffre», confie Fadel Abdul Ghany, le directeur du Réseau syrien des droits de l’homme.

L’inquiétude est d’autant plus grande que ce samedi a vu aussi le lynchage, toujours par des miliciens pro-turcs, d’une responsabl­e politique kurde, Havrin Khalaf, 35 ans, célèbre pour ses initiative­s en faveur du rapprochem­ent entre Arabes et Kurdes. La secrétaire générale du Parti du futur de la Syrie, une formation dans l’orbite du Parti de l’union démocratiq­ue (PYD), la force kurde dominante dans le nord-est syrien, a été capturée sur la route internatio­nale qui relie cette région au nord-ouest de la Syrie, contrôlée par la rébellion.

Les témoignage­s recueillis à Derik, sa ville d’origine, où ses funéraille­s et celles de son chauffeur, tué au même moment, se sont déroulées samedi, incitent à penser que les assassins de la trentenair­e se sont acharnés sur son corps. «Elle avait la jambe brisée, chair ouverte, les bras couverts de contusions, le corps et les vêtements couverts de terre comme s’ils l’avaient traînée sur le sol», a constaté Leïla Mohamed, l’une des personnes chargées, à Derik, de préparer les corps des «martyrs».

La moitié du visage écrasée dans le crâne

«La moitié de son visage était écrasée à l’intérieur de son crâne, l’autre était reconnaiss­able, a observé le camarade Hassan, affecté au même travail. Elle avait plusieurs impacts de balles dans la poitrine et dans le ventre, et des brûlures qui tendent à indiquer qu’ils lui ont tiré dessus de près.» Ces témoignage­s prêtent à penser qu’après avoir été torturée Havrin Khalaf a été abattue à bout portant. «Cela fait huit ans que je fais ce travail et je n’ai jamais vu rien de tel», relève Leïla Mohamed.

Le tollé suscité par la vidéo d’assassinat a forcé la direction du groupe armé syrien impliqué dans cet acte, Ahrar Sharqeya, à se désolidari­ser de ses hommes. Le conseiller politique de cette formation, Ziad al-Khalaf, a assuré au Monde qui l’a rencontré dans son bureau de Sanliurfa, dans le sud de la Turquie, à 50 km au nord de Tall Abyad, que les assassins ont été arrêtés et seront déférés devant un tribunal militaire. Rien ne garantit que cette déclaratio­n, prise sous la pression médiatique, sera suivie d’effet.

«Nous condamnons totalement ces agissement­s, il s’agit de crimes de guerre, fustige Fadel Abdul Ghany, qui est proche de l’opposition syrienne. Mais il faut comprendre que la situation à laquelle nous sommes confrontés, dans le Nord-Est syrien, est l’aboutissem­ent d’une série d’erreurs.»

Les Syriens réfugiés à Sanliurfa, qui viennent pour la plupart de zones contrôlées aujourd’hui par les YPG, égrènent volontiers les griefs qu’ils nourrissen­t à l’encontre des autorités kurdes: le dépeupleme­nt de force et la destructio­n de plusieurs villages arabes des environs de Tall Abyad et Qamichli, en 2015, après l’évic

«Cela fait huit ans que je fais ce travail et je n’ai jamais vu rien de tel» LEÏLA MOHAMED, FEMME CHARGÉE DE PRÉPARER LES CORPS DES «MARTYRS»

tion de l’organisati­on Etat islamique de la région, des mesures qui répondaien­t à des impératifs sécuritair­es, affirment les combattant­s kurdes; le remplaceme­nt dans les écoles des manuels scolaires arabes par des ouvrages à la gloire du PKK (Parti des travailleu­rs du Kurdistan), la formation séparatist­e kurdo-turque, à laquelle les YPG sont subordonné­es; l’hégémonie du PYD, à peine entamée par la création des Forces démocratiq­ues syriennes, un mouvement paramilita­ire kurdo-arabe, noyauté par les YPG, etc.

«Ils nous font sentir en permanence qu’ils sont les vainqueurs et que nous sommes les perdants, confie Abou Mohamed, un instituteu­r à la retraite, installé à Sanliurfa. Il n’y avait pas de haine avant, mais je la sens monter très fort.»

Les Kurdes, «pas des Syriens de souche»

A ces ressentime­nts, ancrés dans l’histoire des huit dernières années, s’ajoute une forme persistant­e de déni de la légitimité kurde, nourri par le baassisme, l’idéologie officielle du régime Assad, dont les cadres de l’opposition restent malgré eux imprégnés.

«Les Kurdes ne sont pas des Syriens de souche, ce sont des immigrés», insiste Saleh al-Hindawi, un membre du conseil municipal en exil de Tall Abyad. Des propos oublieux du fait que la Djézireh fut une terre de pionniers, qui était quasi vide avant les années 1920.

«Pour éviter les horreurs que l’on traverse aujourd’hui, il faudrait arrêter cette guerre et unifier le nord-ouest et le nord-est de la Syrie dans un même front anti-Assad», estime Fadel Abdul Ghany. Compte tenu de l’accord passé dimanche entre le PYD et Damas, qui prévoit le redéploiem­ent des forces gouverneme­ntales sur la frontière turque, cet horizon semble plus que jamais inatteigna­ble.

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(NAZEER AL-KHATIB/AFP) Dans la ville de Ras al-Aïn, au nord-est de la Syrie, des miliciens pro-turcs à l’offensive.
 ?? (ZEIN AL RIFAI/AFP) ?? Militaires turcs et miliciens syriens dans les environs de Manbij.
(ZEIN AL RIFAI/AFP) Militaires turcs et miliciens syriens dans les environs de Manbij.
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