Petite révolution de bassin
Lancée début octobre par un milliardaire, l’International Swimming League veut révolutionner le monde des bassins en faisant de la natation un sport d’équipe. Les meilleurs nageurs du monde sont enthousiastes mais les sponsors restent en attente
Lancée cette année par un milliardaire russo-ukrainien, l’International Swimming League ambitionne de plonger la natation dans une nouvelle ère en la transformant en un sport d’équipe. Doté de plusieurs millions de dollars, conçu comme un meeting d’athlétisme, mis en scène dans un show inspiré de la Laver Cup, le concept séduit les meilleurs nageurs du monde et le public. Comme l’a montré l’épreuve de Naples.
Le décor mêlant lave en fusion, cristaux de glace et eaux troubles rappelle la planète Krypton du Superman de 1978, le logo plagie assez éhontément le personnage Marvel du Surfeur d’argent, les noms des équipes semblent sortis d’un mauvais anime japonais, les éclairs, le bruit et la fureur du DJ donnent l’impression d’avoir été catapulté en pleine discomobile ou au fond d’une salle de jeux d’arcade, mais cet improbable patchwork rétro compose quelque chose de jamais vu, au moins dans une piscine, qui pourrait bien préfigurer l’avenir de la natation et qui se nomme l’International Swimming League (ISL).
Lancée cette année par le milliardaire russo-ukrainien Konstantin Grigorishin, l’ISL ambitionne de plonger la natation dans une ère nouvelle en la transformant en un sport d’équipe où les chronos importeraient moins que les places, qui rapportent des points, lesquels influent sur un classement. Inspiré par les ligues américaines, Grigorishin rêve de situer l’ISL au niveau des NHL, NFL ou NBA. Calibrée à terme pour douze équipes (six américaines et six internationales), sa ligue s’est jetée à l’eau avec huit formations (quatre américaines et quatre européennes), toutes créées pour la circonstance et financées par son fondateur. Chaque équipe est composée de douze hommes et de douze femmes, puisque mixité et parité sont au coeur du projet. Un capitaine décide de la stratégie et place ses athlètes dans les courses où ils peuvent rapporter le plus de points à ses couleurs.
Voilà pour le fond. Dans la forme, l’ISL conçoit la natation comme un meeting d’athlétisme: il n’y a plus de séries, seulement des finales, qui s’enchaînent à un rythme soutenu: 19 courses, allant du 50 m au 400 m, en moins de deux heures, deux jours de suite. Six étapes (trois aux Etats-Unis, trois en Europe) constituent la saison régulière et qualifient les quatre meilleures équipes pour la finale au Mandala Bay de Las Vegas, les 20 et 21 décembre. La dotation globale est de 4 millions de dollars, une fortune pour bien des nageurs et qui explique en partie l’engouement immédiat des stars de la discipline: Katie Ledecky, Sarah Sjöström, Katinka Hosszu, Penny Oleksiak ou Federica Pellegrini côté dames, Chad Le Clos, Nathan Adria, Caeleb Dressel, Florent Manaudou ou Adam Peaty dans le vestiaire d’à côté. Le casting de la saison 1 pèse 41 médailles d’or olympiques.
Plus de longueurs et moins de longueurs
Après Indianapolis les 5 et 6 octobre, Naples accueillait la deuxième étape de l’ISL les 12 et 13 octobre à la Piscina Scandone, un bassin olympique ourlé de deux tribunes en marbre rénovées pour les Universiades d’été, en juillet dernier. Si leurs tympans ont sans doute crié grâce, les 3000 spectateurs présents en ont certainement pris plein les yeux. Cela a débuté peu avant 19h, dès la présentation des équipes, heureuses de se prêter au jeu: les Cali (pour California) Condors reproduisent la gestuelle rendue célèbre par Xhaka et Shaqiri, les DC Trident jouent les Neptune, ceux de l’Aqua Centurions coiffent le casque des légionnaires et offrent un triomphe romain à la star Federica Pellegrini. Les coachs et les remplaçants s’installent dans des box distinctifs alignés le long du bassin, face aux caméras. Mis en scène comme à la Laver Cup, ils font partie du show.
Le bassin mesure 50 mètres mais les courses se disputent sur 25 m, pour plus de virages et de rythme. C’est effectivement spectaculaire quand, par exemple, un Chad Le Clos effectue la moitié de ses traversées en coulée. Il y a à la fois plus de longueurs (pour les nageurs) et moins de longueurs (pour le public). Les distances n’excèdent pas le 400 m et, lorsque c’est le cas, déjà le rythme retombe. Mais un relais enchaîne aussitôt et la frénésie reprend, ponctuée de hurlements si un Italien lutte pour la victoire. Sitôt le départ donné, les bénévoles s’activent pour récupérer les affaires déposées dans des corbeilles au pied des plots et font place nette pour la prochaine épreuve. Leur course terminée, les nageurs ne regardent pas le chronomètre mais leurs coéquipiers, geste de ralliement à l’appui. Puis libèrent vite le bassin pour l’épreuve suivante. Sur les écrans, les temps apparaissent brièvement, on affiche plus volontiers les points et le classement général, les nationalités ne sont jamais mentionnées. Chaud comme le Vésuve, le public napolitain s’enflamme lorsqu’un Italien est engagé. Et s’il s’agit de la diva Pellegrini… «Fe-deri-ca, Fe-de-ri-ca», scandent les spectateurs, avant d’en venir quasi aux mains pour un bonnet lancé en offrande, comme s’il s’agissait d’une relique de San Gennaro.
Manaudou battu mais heureux
Mais la scène la plus improbable a eu lieu le dimanche soir, au terme de la dernière course, le «skins», un 50 m nage libre monté comme un tournoi: quart de finale à huit, demi-finale avec les quatre meilleurs, finale entre les deux premiers, le tout enchaîné en cinq minutes. Dans l’épreuve masculine, Caeleb Dressel y bat trois fois Florent Manaudou mais c’est le Français qui jubile car sa deuxième place assure la victoire finale de son équipe, Energy Standard, avec 493 points contre 490,5 aux Cali Condors de Dressel. «Ça fait mal parce qu’on était tout près de la victoire», avouait le Floridien, qui aurait «cent fois préféré» voir son équipe gagner plutôt que d’être désigné «MVP» de l’étape napolitaine, avec huit courses disputées, quatre remportées et 57,5 points rapportés. «C’est bien, on se rapproche de Las Vegas», souriait de son côté Florent Manaudou.
Ces réactions sont nouvelles, tout comme la multiplication des confrontations entre des athlètes qui, en temps normal, se seraient évités jusqu’aux Jeux olympiques de 2020. Revenu à la compétition après trois ans de break handball, «pour Tokyo mais aussi pour l’ISL», Manaudou apprécie de pouvoir s’étalonner face au meilleur nageur actuel. «C’est super d’être directement dans le grand bain avec tout le monde, ça pousse à nager vite», lançait-il samedi soir. Dressel, lui, était heureux d’avoir découvert son adversaire dans un autre contexte, prenant le temps de mieux faire connaissance. Tous ont répété combien ils ont aimé «se sentir porté par une équipe» et par «une énergie incroyable» (Cody Miller, capitaine des DC Trident), dans un format qui mutualise la pression et «qui fait moins peur
Le casting de la saison 1 de l’ISL pèse 41 médailles d’or olympiques
«C’est super d’être directement dans le grand bain avec tout le monde, ça pousse à nager vite»
FLORENT MANAUDOU
qu’une vraie compétition» (Pellegrini). Honnête, Florent Manaudou ajoutait que la natation n’était pas un sport où l’on pouvait cracher sur une prime de 300 dollars le point.
Le soutien des nageurs est pour l’heure la vraie caution de Konstantin Grigorishin. Visiblement, l’Ukrainien a regardé la Laver Cup. Mais là où Roger Federer est d’emblée parti avec une demi-douzaine de sponsors prestigieux, l’ISL ne compte pour le moment que sur la générosité de son concepteur, dont l’investissement personnel est estimé à 25 millions de dollars. La ville de Naples s’est engagée à le suivre jusqu’en 2021, mais les sponsors locaux sont très locaux. Il n’y avait pas de Calcio au San Paolo voisin ce week-end-là, seulement la Squadra azzurra à Rome, mais tout de même 25 pages de foot dans le Corriere dello Sport et trois pages sur le Napoli dans Il Mattino. L’ISL n’avait droit à chaque fois qu’à un quart de page intérieure, centré sur Federica Pellegrini. Ce n’est pas forcément ce public traditionnel que vise l’ISL, mais celui qui préfère déjà les X Games d’ESPN aux JO. Ville jeune (démographiquement parlant), Naples s’est engagée pour trois ans. Les équipes ont été reçues au Palazzo San Giacomo par le maire Luigi De Magistris, et certains nageurs sont allés faire des initiations dans des quartiers défavorisés.
Développer un modèle économique
En suivant la carrière de son fils Ivan, étudiant-nageur à Berkeley, Konstantin Grigorishin s’est convaincu de deux choses: d’une part que «les nageurs ne sont pas récompensés à la hauteur de leur investissement, de leurs mérites et de leur talent», et d’autre part que «les 400 meilleurs mondiaux sont capables de créer leur propre économie». Avec un budget compris entre 3 et 5 millions de dollars pour chacune de ses équipes – «ce n’est pas grand-chose» –, il juge son projet viable. «Pour le moment, il perfuse le système mais le but est que, d’ici à deux ou trois ans, les franchises soient achetées par des sponsors», explique Jean-François Salessy, l’agent de Florent Manaudou. Le duo cherche à implanter l’équipe Energy Standard, pour l’instant basée à Antalya, en France, et si possible «à Paris, autour des Jeux de 2024. Nous avons des rendez-vous cette semaine pour visiter des piscines susceptibles d’accueillir une étape de l’ISL.» «Paris contre Mexico, cela parlerait plus aux gens qu’Energy Standard face à DC Trident», admet Florent Manaudou.
Lancée dans le grand bain, l’ISL va devoir rapidement apprendre à nager sans bouée. Sous peine de risquer la noyade, comme l’autre ISL (International Sport and Leisure), une agence marketing très proche de la FIFA qui signa au début du siècle l’une des faillites les plus retentissantes de l’histoire du sport. ▅