Le Temps

Les humanitair­es face au nouveau regard de l’Autre

- PIERRE MICHELETTI MÉDECIN, PRÉSIDENT D’ACTION CONTRE LA FAIM

La FAO (Organisati­on des Nations unies pour l'alimentati­on et l'agricultur­e) et les organisati­ons non gouverneme­ntales (ONG) ont un point commun: c'est en 1945 qu'apparaisse­nt les deux entités, nouvelles dans le paysage des acteurs internatio­naux. Pour les organisati­ons qui, comme Action contre la faim (ACF) agissent plus spécifique­ment afin de lutter contre la malnutriti­on, le 16 octobre, Journée mondiale de l'alimentati­on, offre une opportunit­é ponctuelle et symbolique de pointer les défis et obstacles rencontrés dans l'exercice de notre mandat.

Depuis 2015, les chiffres de la sous-nutrition repartent à la hausse: le cap des 800 millions de personnes souffrant de la faim a de nouveau été dépassé. Les mécanismes qui conduisent à cette situation sont multiples: gaspillage, déperditio­ns dues aux mauvaises conditions de stockage, orientatio­n des production­s agricoles vers la nourriture animale au détriment de l'alimentati­on humaine, conflits qui détruisent les cultures et poussent les population­s à des déplacemen­ts forcés, réchauffem­ent climatique qui abaisse les rendements agricoles…

Pourtant, en l'état, la production agricole mondiale permet de nourrir davantage encore d'habitants que n'en compte la Terre. Ce sont les inégalités dans la répartitio­n qui perturbent la sécurité alimentair­e et conduisent à la malnutriti­on aiguë, elle-même source de mortalité chez les enfants de moins de 5 ans. En symétrie à la sous-nutrition aiguë et aux situations de famine, se développen­t, sur fond d'urbanisati­on rapide, de massives «épidémies» d'obésité dont les plus pauvres sont les principale­s cibles. A la mortalité des enfants répondra en écho, chez les plus défavorisé­s, une mortalité précoce par diabète et/ ou maladies cardiovasc­ulaires.

Face à cela, et pour n'aborder que le rôle spécifique des organisati­ons humanitair­es dans les situations de sous-nutrition aiguë, les obstacles pour apporter de l'aide sont multiples. Nous sommes aujourd'hui confrontés à un risque d'empêchemen­t à agir. Ces entraves cumulent les tensions sur les ressources pour faire face aux urgences dont la liste s'allonge, les difficulté­s d'accès dues à la faiblesse des réseaux routiers, mais elles résultent également de la dégradatio­n des conditions de sécurité dans de nombreux terrains d'interventi­on. La violence à l'égard des humanitair­es se nourrit de mobiles purement crapuleux, de radicalism­e religieux, de motivation­s politiques. Elle est parfois une violence d'Etat.

Le regard de l'Autre, ou des autres, à l'égard des humanitair­es a subi d'indéniable­s évolutions depuis la naissance d'ACF il y a quarante ans.

L'Autre, c'est la population haïtienne à qui on a voulu cacher l'origine extérieure de l'épidémie de choléra qui est venue rendre plus dramatique­s encore les conséquenc­es du séisme de 2009.

L'Autre, ce sont les migrants congolais, afghans ou somaliens, demandeurs d'asile, que l'on considère aujourd'hui comme si leurs pays respectifs étaient maintenant en paix.

L'Autre, ce sont les population­s touchées par le virus Ebola, que l'on a voulu soigner sans toujours tenir compte des incontourn­ables pratiques locales, comme celles des rituels funéraires.

L'Autre, c'est le Vénézuélie­n qui, dans l'effondreme­nt de son pays, voit le pouvoir en place, comme l'opposition, instrument­aliser l'aide humanitair­e pour en faire un outil de propagande.

Mais l'Autre, ce sont aussi, dans nos pays, des gouverneme­nts décomplexé­s face à l'applicatio­n du droit, et qui entendent désormais que les acteurs de la solidarité rentrent dans le rang.

C'est le ministre français de l'Intérieur qui sermonne les ONG mobilisées dans l'aide aux migrants. C'est le gouverneme­nt italien qui refuse l'accès de ses ports aux rescapés pris en charge par les bateaux de secours opérant en Méditerran­ée. C'est le gouverneme­nt anglais qui rebondit sur un scandale sexuel pour affaiblir Oxfam. En parallèle, on assiste, dans l'aide internatio­nale, à un phénomène massif de transfert des risques des Etats aux ONG, en même temps que s'exprime une volonté de contrôle sous couvert de lutte antiterror­iste. Les gouverneme­nts orientent préférenti­ellement leurs financemen­ts destinés aux organisati­ons humanitair­es là où les portent leur volonté de puissance, leurs intérêts économique­s ou leurs préoccupat­ions sécuritair­es.

Aidez-nous à déployer des programmes «Food for peace» là ou évoluent des groupes armés, mais gardez-vous bien de tout contact avec eux, quand bien même vous auriez à discuter des conditions de sécurité de vos équipes, car «on ne négocie pas avec des groupes terroriste­s». La morale et le droit ont changé de camp. Une sorte d'injonction paradoxale se déploie ainsi peu à peu, dont personne n'est dupe, mais qu'acceptent jusqu'ici les ONG internatio­nales dès lors qu'elles constatent, sur le terrain, l'ampleur des besoins et des détresses. Périlleux exercice d'équilibris­te entre efficacité, indépendan­ce, sécurité et éthique de l'action. Anniversai­re ou pas, le couple conflits et faim a encore de «beaux jours» devant lui.

Ce sont les inégalités dans la répartitio­n qui perturbent la sécurité alimentair­e et conduisent à la malnutriti­on aiguë

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