Le Temps

Les Kurdes, toujours trahis

- MICHAËL FLAKS ANCIEN SECRÉTAIRE DU COMITÉ SUISSE D’AIDE HUMANITAIR­E AU PEUPLE KURDE

J'avais 20 ans. Au Kurdistan, le 31 mars 1975, le vieux général m'offre une plume. Pour écrire sur le peuple kurde. Dans la boue, le froid, la neige, au travers des montagnes kurdes, c'était l'exode dans toute son horreur. Des enfants morts d'épuisement sur la route, des réfugiés par milliers qui tentaient de rejoindre la frontière iranienne déjà fermée ou la frontière turque depuis toujours hermétique­ment close, l'abandon des villages, d'une terre. A nouveau, le peuple kurde était menacé d'une disparitio­n forcée, d'une disparitio­n sociale et culturelle, condamné à mourir de faim et de froid.

J'avais 20 ans, j'étais membre de la mission de la Fédération internatio­nale des droits de l'homme (FIDH) au Kurdistan irakien. C'était en 1975. Dans la nuit du 31 mars au 1er avril, les représenta­nts des organisati­ons humanitair­es et témoins des événements ont assisté à la frontière irano-irakienne à la dernière séance du bureau politique du Parti démocratiq­ue du Kurdistan (PDK), avant son refuge en Iran. Tel était l'effet d'une accolade orientale: le 6 mars 1975, le shah d'Iran et Saddam Hussein, alors vice-président de l'Irak, immolent à Alger, sur l'autel du pétrole, le peuple kurde, soutenu jusqu'à ce moment par le shah, le

Koweït, l'Arabie saoudite et Israël. L'armement kurde hétéroclit­e consistait en vieux fusils tchécoslov­aques, en armes provenant des EtatsUnis, en fusils-mitrailleu­rs chinois, copiés sur des modèles soviétique­s et vendus par les Palestinie­ns aux Kurdes, en quelques missiles sol-air, de fabricatio­n britanniqu­e.

Selon la légende, on dit qu'ils sont les descendant­s des Mèdes; la quarantain­e de millions de Kurdes sont aujourd'hui écartelés entre l'Irak, la Turquie, l'Iran, la Syrie, soit le Grand Kurdistan historique; d'autres sont disséminés en Arménie, en Russie, en Géorgie, en Azerbaïdja­n, au Turkménist­an, en Kirghizie, au Kazakhstan, en Israël et près de 1 million en Europe.

Pourtant, le traité de Sèvres de 1920 reconnaiss­ait au peuple kurde, au lendemain de la Première Guerre mondiale, son droit à l'autodéterm­ination. Ce traité n'a jamais été appliqué, anéanti par le traité de Lausanne de 1923. Le démembreme­nt de l'Empire ottoman écartèle en fin de compte le peuple kurde entre l'Iran, l'Irak, la Syrie, l'Union soviétique et la Turquie. Dès 1924, l'histoire kurde n'est qu'une succession ininterrom­pue de rébellions et de révoltes sanglantes. En Iran, les Kurdes connaissen­t le seul Etat indépendan­t du XXe siècle: l'éphémère République de Mahabad, proclamée en 1946 sous l'égide de l'URSS. Elle est écrasée après quelques mois d'existence par le shah d'Iran. Ses dirigeants, dont le président de la République, Quazi Mohammed, sont pendus. Le général Mustapha Barzani, commandant des forces kurdes de Mahabad, réussit à s'enfuir à la tête de quelques partisans (peshmergas). Il conduisit jusqu'en 1979 les révoltes et révolution­s kurdes en Irak.

J'ai rencontré le Général Barzani dans la nuit du 31 mars au 1er avril 1975 à son état-major, au camp de Nakhuda, près de la frontière irakienne. Quelques jours auparavant, il devait apprendre à Téhéran, le 6 mars, qu'une offensive générale irakienne venait d'être lancée pour réduire la rébellion kurde, d'entente avec l'Iran. Venant d'Alger, le shah reçoit le vieux général et lui propose la «mort douce» de la révolution kurde, ne lui offrant que deux possibilit­és: soit la reddition inconditio­nnelle, soit le refuge en Iran, où les population­s kurdes seraient reçues comme des hôtes et nourries comme des frères». Barzani refuse et fait part de l'abandon de l'Iran au comité central du PDK, qui se réunit en hâte. Il décide de poursuivre la lutte, sous forme de guérilla. Le 13 mars, l'Iran et l'Algérie persuadent le gouverneme­nt irakien de cesser le feu. Saddam Hussein renouvelle l'offre d'amnistie aux «Kurdes rebelles» et limite la trêve à trois semaines: le 1er avril, les troupes irakiennes investiron­t les territoire­s contrôlés par le PDK. Le 30 mars, le général Barzani, suivi de l'état-major kurde au complet, se réfugie à quelques kilomètres de la frontière irakienne, dans le camp de Nakhuda, enfoncé dans le Kurdistan iranien. Le lendemain, le comité central du parti décide de ne pas poursuivre le combat, une longue phase de la lutte kurde pour la liberté s'achève là, le 1er avril 1975.

Mon souvenir, de ce moment terrible, était accompagné d'une grande leçon, celle de voir les Kurdes, notamment sunnites, juifs, yézidis, chrétiens, hommes et femmes, au commandeme­nt pour décider. Comme aujourd'hui, une fois de plus trahis, utilisés, martyrisés, notre responsabi­lité commune est entière.

Dès 1924, l’histoire kurde n’est qu’une succession ininterrom­pue de rébellions et de révoltes sanglantes

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