Le Temps

«Parfois, les choses bougent plus vite que ce qu’on pense»

- PROPOS RECUEILLIS PAR YELMARC ROULET @YelmarcR

Né à Sarajevo, le politologu­e Nenad Stojanovic est arrivé en Suisse en 1992, fuyant la guerre qui embrasait ce qui était alors la Yougoslavi­e. Pour Le Temps, il évoque son histoire et son pays d’adoption, «à l’identité nationale remarquabl­ement libre».

Elevé en Bosnie, élu au Tessin, professeur à Genève et domicilié à Berne, le politologu­e évoque son histoire et son pays d’adoption, qu’il connaît mieux que beaucoup. Et rappelle quelques «évidences» que les Suisses d’origine ne voient peut-être plus eux-mêmes

Ce dimanche, Nenad Stojanovic commentera les résultats des élections fédérales en direct de Berne, pour la télévision de la Suisse italienne. Passionné de démocratie directe et de démocratie participat­ive, affilié au Parti socialiste, il enseigne depuis un an la science politique à l’Université de Genève. Il nous a paru, par son parcours, être à lui seul un condensé de la Suisse d’aujourd’hui. Questions sur son intégratio­n, son pays d’accueil, le populisme et la mobilisati­on des jeunes pour le climat.

Votre premier souvenir de la politique? Les premières élections en Bosnie, en novembre 1990. J’avais 14 ans et, à Sarajevo, j’ai participé au meeting final du Parti réformiste, l’un des rares partis non ethniques. Tout le monde autour de nous prétendait être contre les partis ethno-nationalis­tes. Quelle déception quand nous avons appris que 75% des électeurs avaient fini par voter pour eux. Un an et demi après, le pays était en guerre. Parlez-nous de votre enfance. Une enfance urbaine, au centre-ville de Sarajevo, dans une famille de la classe moyenne. Mes deux parents ont fait des études universita­ires et travaillai­ent dans la banque, mon père comme juriste et ma mère pour la formation continue des cadres. On se disait «yougoslave», nous n’étions pas touchés par les clivages ethniques.

Dans quelles circonstan­ces avez-vous quitté la Bosnie, pour arriver au Tessin? Le 16 avril 1992, dix jours après le début de la guerre. Des gens partaient, la communauté juive organisait son évacuation. Ma tante, qui habitait Lugano, nous implorait de quitter le pays. J’ai été le premier de la famille à partir, un peu comme on va en vacances, puisqu’il n’y avait plus d’école. Je suis arrivé à Lugano après un passage par l’Allemagne. Entre-temps, le siège de Sarajevo avait commencé, il n’était plus possible d’y retourner.

Votre première impression de la Suisse? Je me souviens du panneau «Uscita» après le Gothard et du mauvais temps qu’il faisait ce jour-là au Tessin! J’ai passé l’été à la piscine, avec mes cousines. Il n’y a pas eu de choc culturel, je venais d’une ville pour m’installer dans une autre. J’aurais certaineme­nt eu plus de difficulté à m’intégrer dans un village à 20 km de Sarajevo… Comment s’est passée votre intégratio­n? J’ai été accueilli avec ouverture et j’ai eu la chance de pouvoir entrer dans un lycée privé, le Collegio Papio, à Ascona, dirigé par Giacomo Grampa, le futur évêque de Lugano. J’étais interne et je crois que j’ai appris l’italien en deux mois. J’y ai fait ma maturité fédérale.

A 24 ans, vous débarquez dans la Berne fédérale, d’abord comme journalist­e parlementa­ire… J’avais été interviewé par le Giornale del Popolo après avoir gagné le prix littéraire pour la jeunesse de Varèse, pour des contes. De fil en aiguille, j’ai fait un stage dans ce journal, des remplaceme­nts pour la rubrique culturelle, puis on m’a proposé le poste de correspond­ant au Palais fédéral. C’était mon premier vrai emploi. J’ai beaucoup travaillé sur la politique des transports, vu les intérêts du Tessin, ce qui m’a valu d’être engagé en 2002 comme collaborat­eur scientifiq­ue dans le staff du conseiller fédéral Moritz Leuenberge­r, pour un an et demi.

C’est lui qui vous a converti au socialisme? Non, pas du tout! J’avais déjà des idées de gauche, que je défendais lors de débats au lycée. L’orientatio­n politique n’était pas prescrite chez Moritz Leuenberge­r et j’ai pu rejoindre son équipe tout en ayant un permis B, ce que je tiens à souligner. Dix ans s’étaient écoulés depuis mon arrivée à Lugano et je me souviens avoir écrit dans mon journal intime: «Je sais maintenant quel est le pays qui me veut!» J’ai attendu d’avoir mon passeport suisse, en mars 2003, pour adhérer au PS.

C’est un beau parcours d’intégratio­n. L’attribuez-vous à la chance? A votre talent? Je crois qu’il faut beaucoup travailler dans la vie et aimer ce que l’on fait. Ensuite, il faut la chance de rencontrer sur votre chemin des personnes qui vous accordent leur confiance, et c’est ce qui m’est arrivé. J’ai avancé sans recommanda­tions, sans «relations».

Comme politologu­e, vous vous intéressez au populisme. Au Tessin, vous l’avez vu monter sous vos yeux, avec la Lega. Dans ma jeunesse, j’avais vu le désastre causé par l’ethno-nationalis­me en Bosnie et mon arrivée en Suisse correspond en effet à la montée de la Lega. Quand j’ai été élu au parlement communal de Lugano, en avril 2004, Giuliano Bignasca, qui était président à vie de la Lega, et le maire PLR Giorgio Giudici, qui en était proche, ont cherché à m’avoir dans leur réseau. Mais comme je me suis mis d’emblée à critiquer la politique des transports de la ville, très polluante, et à contester des décisions arbitraire­s en matière de naturalisa­tion, ils m’ont régulièrem­ent attaqué dans Il Mattino, qui a titré un jour «L’ex-porte-serviette de Leuenberge­r qui a volé le travail de jeunes Tessinois.»

Ce populisme, est-ce votre bête noire? Le populisme n’est pas mauvais en soi. Il contient une composante anti-élites, que je peux partager selon le contexte. Le Tessin sortait alors d’une période où la plupart des postes publics étaient le monopole du PLR et du PDC. Le mécontente­ment populaire s’exprimait beaucoup à travers le Parti socialiste autonome (PSA). Bignasca a lié le populisme anti-élitaire au nationalis­me anti-étrangers, anti-frontalier­s. La conception homogène du peuple, «la gente» comme il disait, c’est de là que vient le danger pour la démocratie, qui a besoin au contraire de pluralisme.

Est-ce pour cela que vous avez quitté le Tessin? Non. Dès 1996, quand j’ai commencé mes études, j’avais un pied dedans et un pied dehors. J’ai fait ma licence de sciences politiques à Genève, le master à l’Université McGill de Montréal, puis le doctorat à Zurich. J’ai siégé au Grand Conseil entre 2007 et 2013

et il n’y a que deux ans que j’ai fixé mon domicile officiel à Berne. Mais ai-je vraiment quitté le Tessin? Mes parents y vivent toujours, je suis présent dans les médias, notamment par des articles d’opinion que j’écris régulièrem­ent dans Il Caffè.

Etes-vous, bien que socialiste, de ceux qui espèrent une vague verte au parlement?

J’espère qu’il y aura une vague de centre gauche en général! Les socialiste­s sont tout aussi bien positionné­s que les Verts pour défendre la cause de l’environnem­ent. Je me situe moi-même dans l’aile environnem­entaliste du parti. Bien sûr qu’elle existe! Par exemple, il est stupide à mes yeux de défendre les subvention­s pour l’aéroport de Lugano, c’est un gaspillage d’argent public pour des intérêts privés. Mais il est certain qu’il y a des résistance­s dans l’aile syndicalis­te du parti, au nom de la défense d’une quarantain­e d’emplois.

On assiste, pour le climat, à une mobilisati­on comme il n'y en avait plus depuis longtemps. Ceux qui espèrent le changement risquent pourtant d'être déçus, en termes de sièges et de majorités. Le système politique suisse, garant de stabilité mais lent, est-il inadapté à notre époque d'«urgence climatique»?

Parfois, les choses bougent plus vite que ce qu’on pense, notamment grâce à la démocratie directe. Pensons au succès de l’Initiative des Alpes, en 1994, combattue par les autorités mais acceptée par le peuple. Même si elle n’a pas encore été appliquée à 100%, elle a longtemps été l’exemple cité par les écologiste­s de toute l’Europe pour montrer que les citoyens sont sensibles aux problèmes causés par des transports polluants et que leur voix peut faire la différence… à condition qu’on leur donne la possibilit­é de s’exprimer. Ce dimanche, il est très probable que la majorité que le PLR et l’UDC ont de justesse au Conseil national (grâce à deux élus de la Lega!) sera brisée. Mais ce ne sera pas la révolution, j’en conviens. Les réalistes ne seront pas déçus, ils savent que les changement­s de tendance se font progressiv­ement.

Mais comment répondre à l'anxiété et au sentiment d'urgence présents chez beaucoup de jeunes? Si vos fils avaient l'âge de manifester, que leur diriez-vous sur le sort de la planète?

Mes fils manifesten­t déjà, ils ont accompagné mon épouse et ma belle-mère aux manifestat­ions pour la grève des femmes, en juin! Mais il est vrai que l’urgence climatique est réelle et qu’il faut agir beaucoup plus vite par rapport aux rythmes habituels de la politique. Surtout, il faut agir au niveau global. C’est pour cela qu’il est important que les jeunes se manifesten­t partout sur la planète.

La participat­ion en Suisse est faible, 48,4% aux élections de 2015. Est-ce grave ou faut-il se résigner à vivre avec cela?

Je ne serais pas surpris qu’elle dépasse cette fois les 50%, grâce à la mobilisati­on pour le climat justement. Mais notre taux de participat­ion n’est pas comparable à celui des autres pays, en raison des multiples occasions de participer qu’offre la démocratie directe. Les abstention­nistes ne sont pas toujours les mêmes. En gros, 20% des électeurs votent toujours, 20% jamais et 60% font usage de leur droit une fois ou l’autre au cours d’une période donnée selon leur motivation pour tel ou tel objet. Non, cela ne me semble pas particuliè­rement grave. La participat­ion est qualitativ­e autant que quantitati­ve: mieux vaut 45% de votants s’exprimant en connaissan­ce de cause que 70% de participan­ts non informés.

Une revendicat­ion revient régulièrem­ent dans les manifestat­ions pour le climat, celle d'assemblées citoyennes, voire d'un parlement désigné par tirage au sort. Qu'en pensez-vous?

Je suis favorable à des expérience­s locales. On pourrait tirer au sort ceux et celles qui seront candidats à l’élection, ou alors directemen­t ceux qui siégeront. La communauté allemande de Belgique a instauré, à côté de son législatif et de son exécutif, un conseil citoyen de 24 membres, dont la moitié est tirée au sort. Ce conseil n’a pas droit de veto, mais des compétence­s de propositio­n et de consultati­on. C’est une erreur de considérer les élections comme la seule méthode valable pour sélectionn­er ceux qui prendront les décisions pour la communauté. L’une comme l’autre ont des avantages et des inconvénie­nts.

Aujourd'hui, vous pilotez une expérience de démocratie participat­ive avec la ville de Sion. Cela va-t-il dans le même sens?

Oui. Un groupe de 20 personnes représenta­tif de la population fera ses recommanda­tions en vue des votations fédérales de février 2020, en complément des mots d’ordre des partis et des autorités. C’est une démarche innovante. Ces 20 personnes ont été sélectionn­ées parmi 200 volontaire­s, eux-mêmes issus de 2000 citoyens tirés au sort. Cela permet d’intégrer des gens qui habituelle­ment ne participen­t que peu ou pas du tout, et de pousser davantage de citoyens bien informés à prendre part au scrutin. Le modèle, développé dans l’Oregon (USA), montre qu’une part des citoyens font davantage confiance à l’avis d’un tel panel qu’à celui des autorités.

En 2016, vous vous êtes profilé en lançant un référendum contre la loi d'applicatio­n de l'initiative contre l'immigratio­n de masse. Mais cette démarche a paru compliquée, voire tordue, et il vous a manqué la moitié des signatures nécessaire­s. Quelle leçon avez-vous tirée de cet échec?

Je le referais sans hésiter! C’était une démarche créative qui, pour une fois, utilisait le référendum non pas contre mais pour un projet, la libre circulatio­n des personnes en l’occurrence. Il doit être possible de lutter contre les abus de la démocratie directe par les populistes avec les mêmes armes!

Etes-vous un inconditio­nnel de la démocratie directe?

Absolument. Beaucoup de politologu­es étrangers que je rencontre la craignent. Ils redoutent qu’elle ne se retourne contre les minorités. Mais c’est tout le contraire, dans le système suisse du moins, ce que je ne manque pas de souligner chaque fois que j’en ai l’occasion. La démocratie directe relativise le statut de minoritair­e, puisqu’on peut être minoritair­e et gagner une votation. Si je prends mon propre cas, bien que multi-minoritair­e, comme Tessinois, socialiste et d’origine étrangère, je me retrouve à peu près une fois sur deux dans le camp des vainqueurs. C’est un point capital. Dans d’autres pays, un parti ethnique va certes défendre votre minorité, mais vous n’en serez pas moins toujours minoritair­e.

Vous êtes d'origine étrangère, avez fait votre matu au Tessin, vous habitez Berne et vous enseignez à l'Université de Genève. Au fond, vous êtes le Suisse parfait!

Et vous oubliez que je passe régulièrem­ent mes vacances dans les vallées romanches! J’ai une énorme chance d’habiter dans un pays comme celui-ci. Non seulement pour sa prospérité, mais pour ses régions linguistiq­ues qui coexistent paisibleme­nt. Moi qui prends beaucoup le train, je m’enrichis de cette diversité. Mon existence serait plus pauvre dans un pays monolingue. Pour ceux et celles qui n’en profitent pas, c’est dommage. Cela dit, la Suisse a une conception de l’identité nationale remarquabl­ement libre. On peut être parfaiteme­nt Suisse sans parler la langue de la majorité et sans jamais sortir de son village!

Quelles sont aujourd'hui vos relations avec votre pays d'origine?

J’ai gardé la nationalit­é de Bosnie-Herzégovin­e et je retourne régulièrem­ent à Sarajevo. C’est la ville de mon coeur, mais il s’agit d’une relation détendue, comme avec la Suisse. Je n’ai ni l’obsession des racines ni celle du converti pour sa nouvelle appartenan­ce.

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(ARCHIVES PERSONNELL­ES) T En 1981, à 5 ans, sur la côte adriatique de la Yougoslavi­e (actuelleme­nt en Croatie).
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(GIULIANA PELLI GRANDINI) En 1998, à 22 ans, lors d'une visite dans sa ville natale de Sarajevo après la guerre.
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(ARCHIVES PERSONNELL­ES) Journalist­e au «Giornale del Popolo», Nenad Stojanovic interroge le président de la Confédérat­ion Moritz Leuenberge­r. Ascona, août 2011.

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