Claude Lévi-Strauss et la préhistoire du structuralisme
Un recueil d’articles, marqués par l’expérience de terrain au Brésil mais écrits à New York entre 1942 et 1949, montre la préhistoire du structuralisme. Entretien avec Vincent Debaene, qui signe la préface de cet ouvrage
En 1941, Claude Lévi-Strauss doit s’exiler à New York. Le jeune savant ne reviendra s’installer en France qu’en 1949 pour soutenir sa thèse Les Structures élémentaires de la
parenté. Les 17 articles qui composent Anthropologie structurale
zéro ont été écrits pour la plupart aux Etats-Unis, souvent en anglais. Ils portent la marque du travail de terrain effectué au Brésil dans les années 1930. Plusieurs d’entre eux relatent directement cette expérience, d’autres sont plus théoriques – les passionnantes réflexions sur le pouvoir et la politique étrangère dans une société primitive.
Grand amateur d’art, LéviStrauss s’émerveille des peintures faciales des Indiens Kaduveo ou de l’art indigène du nord-ouest des Etats-Unis. Il porte un regard de sociologue sur son pays d’accueil. Ces articles, délaissés lors de la composition de son Anthropologie
structurale, en 1958, forment un ensemble cohérent, comme le montre, dans sa riche préface, Vincent Debaene. Aujourd’hui professeur à l’Université de Genève, ce dernier a auparavant coordonné et préfacé l’édition des
OEuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade, parues en 2008.
Que signifie le «zéro» du titre?
Il marque l’antériorité de ces textes, tous écrits entre 1942 et 1949, soit avant l’anthropologie structurale – qu’on l’écrive avec ou sans majuscule, c’est-à-dire qu’on considère le livre (Anthropologie
structurale, qui paraît en 1958) ou la méthode de l’analyse structurale, qui est mise en oeuvre dans Les Structures élémentaires de la
parenté (1949) et qui est vraiment théorisée dans les années 1950. C’est un peu comme le «prequel» de Star Wars, une trilogie conçue bien après la trilogie principale, mais qui raconte la préhistoire de l’intrigue – en l’occurrence, la préhistoire du structuralisme.
Plus sérieusement, je voulais montrer que l’anthropologie structurale n’est pas sortie tout armée du cerveau génial d’un individu isolé. Elle est l’aboutissement d’un processus: pour mettre au point cette méthode – qui a révolutionné les sciences de l’homme et bouleversé notre conception de l’humanité –, LéviStrauss a dû renoncer à toute une partie de sa réflexion de jeunesse, notamment sa réflexion politique.
Ces textes apportent-ils un éclairage nouveau?
Je le pense. L’image que nous avons de Lévi-Strauss est celle d’un savant «désengagé», observant l’humanité de très haut et de très loin. Mais c’est une construction tardive. Ces textes nous montrent un Lévi-Strauss à la fois politique et, sinon optimiste, en tout cas doté d’une certaine foi dans la capacité de l’homme à changer le cours de l’histoire: il y apparaît comme un jeune homme de gauche, non marxiste, viscéralement allergique au nationalisme, qui rêve d’un nouvel ordre mondial que l’anthropologie peut aider à construire, au niveau international comme au niveau local.
Le modèle démocratique ne peut se généraliser, explique-t-il, que si on modifie le rapport des individus à l’Etat, Etat qui lui-même ne doit plus être national mais fédéral, fondé sur une collaboration réglée entre les communautés qui le constituent. C’est le deuxième sens de ce «zéro»: c’est une façon de situer le structuralisme, non pas dans les années 1960 comme on le fait trop souvent (en le réduisant du coup à une sorte de mode intellectuelle), mais dans l’immédiat après-guerre, c’est-à-dire dans une période qui apparaît comme une «table rase» et un moment de recommencement pour la civilisation.
Mais cet impératif émerge sur fond d’angoisse et d’effroi car c’est aussi le moment de la découverte des camps d’extermination. Ce titre est donc aussi une façon de rendre le structuralisme à son contexte d’origine, qui est celui d’Allemagne année zéro de Rossellini ou de l’homme «à l’état zéro», selon la formule employée par Jean Cayrol pour désigner le survivant des camps de la mort. Mon hypothèse est que l’anthropologie structurale telle qu’on la connaît est très profondément liée à la découverte des camps c’est-à-dire au fait que la civilisation porte en son sein le germe de son propre anéantissement.
Par ses prises de position, LéviStrauss n’est-il pas en avance sur son temps?
C’est une évidence pour tous ceux qui le lisent aujourd’hui.
Tristes Tropiques, qui paraît pourtant en 1955, au milieu des trente glorieuses, dénonce avec force les ravages du progrès technique et l’expansion d’un modèle de civilisation qui détruit à la fois les autres sociétés et l’environnement naturel. C’est un vibrant plaidoyer écologiste avant la lettre. Et le discours de Lévi-Strauss va encore se durcir au long des années. En 1973, lorsqu’il reçoit le Prix Erasme, il associe, dans une même dénonciation de la civilisation occidentale, la destruction des populations autochtones, les camps d’extermination et la destruction des espèces animales et végétales.
Ce propos est tout à fait inaudible à l’époque, mais Lévi-Strauss a très tôt conçu l’humanité comme partie d’un ensemble plus vaste – le vivant –, statut qui lui donne plus de devoirs que de droits. Et la catastrophe écologique qui s’annonce nous contraint à lui reconnaître une prescience extraordinaire – même si, à ses yeux, ç’aurait sans doute été une bien maigre consolation.
Ce savant est-il aussi un grand écrivain?
Bien sûr. Ce n’est pas tellement une question de «style» au sens strict: le style de Lévi-Strauss est assez classique; il doit beaucoup à Chateaubriand et à Rousseau – qui sont, après tout, de dignes modèles. Mais LéviStrauss est un grand écrivain surtout par sa façon de convertir les avancées d’une science – l’anthropologie – en événements pour la pensée au sens large, et à en faire l’affaire de tous. Et c’est bien une affaire d’écriture au sens où, par son inventivité argumentative, son sens de la formule, sa faculté d’associer des réalités très disjointes, il ne propose pas des solutions aux problèmes de la modernité: il modifie les termes mêmes des questions que nous nous posons et nous invite à les envisager autrement.
C’est un grand écrivain au sens où après l’avoir lu, on n’est pas seulement plus savant, mais un peu différent: la perspective a bougé et notre vision du monde a été déplacée.
«Il a très tôt conçu l’humanité comme partie d’un ensemble plus vaste – le vivant –, statut qui lui donne plus de devoirs que de droits»