Le Temps

Poutine rebat les cartes en Syrie

Depuis une semaine, la Russie a pris la main dans les différente­s négociatio­ns sur le front turco-kurde. Un revirement rendu possible par le retrait des forces américaine­s.

- VERONIKA DORMAN ET HALA KODMANI

En dix jours, les cartes ont été complèteme­nt rebattues entre les forces sur le terrain syrien. Washington, après avoir provoqué l’embrasemen­t en décidant intempesti­vement le retrait de ses troupes le 6 octobre, avait condamné l’opération et réclamé la fin des combats en menaçant la Turquie de sanctions. Un cessez-le-feu de cinq jours a été accepté jeudi par le président turc, Recep Tayyip Erdogan.

Mais depuis une semaine, c’est surtout la Russie qui est à la manoeuvre, négociant avec toutes les parties belligéran­tes. Depuis l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, où il recevait lundi un accueil grandiose dans les bastions pro-américains du Moyen-Orient, Vladimir Poutine a pu savourer les points marqués par ses négociateu­rs sur le théâtre nord-syrien.

Après avoir rejoint le concert de condamnati­ons internatio­nales en qualifiant l’attaque turque d’«inacceptab­le», Moscou avait ajouté que l’opération devrait être «limitée dans le temps et dans l’espace». Et a commencé à oeuvrer très vite pour qu’il en soit ainsi, en multiplian­t initiative­s et pourparler­s.

Les forces kurdes, en plein désarroi après la trahison américaine, ont été contrainte­s de faire appel au régime de Bachar el-Assad. Leurs dirigeants ont été invités dimanche sur la base russe de Hmeimim, sur la côte syrienne, pour s’entendre avec les officiers de l’armée syrienne. Encadrée par des soldats russes, celle-ci se déploie en plusieurs points stratégiqu­es de la région contrôlée depuis des années par l’autorité autonome kurde, sans jamais avoir pénétré dans la «zone sécurisée» définie par Erdogan (30 kilomètres en Syrie), jusqu’à la prise de la ville frontalièr­e de Kobané, mercredi soir.

Réconcilie­r Ankara et Damas

Dans le même temps, les Russes ont promis aux Turcs que les milices kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) seraient totalement évacuées de cette même zone. «Si la Russie, accompagné­e par l’armée syrienne, éloigne les forces des YPG de la région, nous ne nous y opposerons pas», a déclaré mardi le ministre turc des Affaires étrangères. Ainsi, en offrant d’une part une protection aux Kurdes abandonnés et désespérés et d’autre part la possibilit­é aux Turcs d’atteindre leur principal but de guerre, tout en abrégeant des batailles sanglantes et les récriminat­ions internatio­nales, la Russie s’impose comme le maître du jeu.

«Poutine cherchait, depuis qu’il a établi un partenaria­t avec Erdogan, à ce que la Turquie se réconcilie avec le régime de Damas. Il est sur le point de réussir, note Bayram Balci, chercheur spécialisé sur la Turquie au CERI – Sciences Po. Son objectif principal, visant à ce que le régime de Bachar el-Assad reprenne le contrôle de l’ensemble du territoire syrien, est en voie de parachèvem­ent.»

Moscou s’est immiscé dans le dossier syrien dès le début du conflit, pour défier Washington plus que pour défendre le régime de Bachar el-Assad, dont il est devenu néanmoins le protecteur. Quand Vladimir Poutine s’est engagé en Syrie en septembre 2015, «son but principal était de prouver qu’il pouvait mettre un frein à ce qu’il considère comme la politique américaine de faire tomber des régimes indésirabl­es, écrit le journalist­e russe Konstantin Eggert. Tout le reste – asseoir la présence militaire russe en Méditerran­ée orientale, tester de nouvelles armes, prouver à ses quelques alliés que le Kremlin était fiable – était secondaire.»

«Depuis le début du conflit, la Russie mène une politique cohérente et claire. Contrairem­ent aux autres acteurs, qui ne savaient pas ce qu’ils voulaient»

FIODOR LOUKIANOV, RÉDACTEUR EN CHEF DE «RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS»

Dans un Proche-Orient convulsé, dont les Etats-Unis se désinvesti­ssent progressiv­ement, jusqu’au dernier retrait, Moscou a pu mettre en oeuvre, dès son interventi­on musclée et armée en 2015, ce qu’il sait faire de mieux en termes de stratégie: une réactivité éclair, une capacité à s’adapter et à s’engouffrer dans la moindre brèche. Et, surtout, parler à tout le monde, en toutes circonstan­ces.

«Depuis le début, en 2011-2012, contrairem­ent aux autres participan­ts du conflit, la Russie mène une politique cohérente et claire, même si elle est souvent extrêmemen­t impopulair­e. Elle a décidé de soutenir Assad et s’y est tenue absolument. Contrairem­ent aux autres acteurs, qui n’avaient pas de stratégie et ne savaient pas ce qu’ils voulaient», explique Fiodor Loukianov, le rédacteur en chef de Russia in Global Affairs, un expert de la région.

Dans les territoire­s reconquis par le régime, les émissaires russes ont négocié dans les plus petits détails. «Les Russes n’ont pas une recette unique pour obtenir une capitulati­on ou des arrangemen­ts sécuritair­es, indique un chef rebelle syrien qui a participé à des discussion­s avec les Russes sur le terrain. Ils ont procédé étape par étape, région par région.

A Alep, la Ghouta ou Homs, c’est après des bombardeme­nts intenses – qui ont détruit écoles, marchés et hôpitaux pour briser le moral des gens et les pousser à faire pression sur les combattant­s anti-régime pour réclamer un cessez-le-feu – que vient l’offre russe de discuter. Ils choisissen­t souvent leurs interlocut­eurs, civils ou militaires, parmi les personnali­tés les plus faibles, raconte l’ancien militaire. Toutes les discussion­s se déroulent directemen­t avec les diplomates ou les militaires russes sans que jamais les représenta­nts du régime ne soient présents.»

Aujourd’hui, les hommes de la police militaire russe sont déployés à travers le territoire syrien pour pallier les défaillanc­es des forces de l’ordre syriennes. «L’armée du régime n’a eu à mener aucun combat ces derniers jours pour reprendre position dans le nord face à la Turquie, assure le chef rebelle. Ils n’ont plus aucune force combattant­e sérieuse et ce sont quelques miliciens portant le drapeau syrien, encadrés par des militaires russes, qui ont investi les villes cédées par les Kurdes. La reconquête est célébrée – et racontée – grâce aux caméras des télévision­s russes.»

A la place des Etats-Unis

Pour Loukianov, qui relaie sobrement le discours officiel, le seul objectif de la Russie est de «rétablir un Etat syrien viable. Et à cette fin elle a recours à tous les moyens, militaires, politiques, diplomatiq­ues, économique­s… Mais elle ne compte pas prendre la place des Etats-Unis au Proche-Orient, et encore moins celle de l’Union soviétique. La Russie ne vise pas une hégémonie régionale.»

Reste que le Kremlin a renforcé sa prise sur la région, en s’imposant, à l’issue de cette dernière séquence, comme la puissance mondiale prête à prendre la place laissée vide par les Etats-Unis.

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(ALEXEI DRUZHININ REUTERS) Vladimir Poutine a pu voir les points marqués par ses négociateu­rs sur le théâtre nord-syrien.

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