Le Temps

Steven Pinker, à la rescousse des Lumières

Face aux populismes, à l’autoritari­sme et aux oiseaux de mauvais augure, le professeur d’Harvard est catégoriqu­e, chiffres à l’appui: jamais la situation mondiale n’a été aussi bonne

- PROPOS RECUEILLIS PAR LUIS LEMA @luislema

Le monde ne s’est jamais si bien porté! Quel que soit le critère retenu (violence, santé, éducation…) la situation apparaît bien meilleure aujourd’hui qu’il y a, disons, cinquante ans. A l’invitation de la Fondation Latsis, Steven Pinker a tenté de le démontrer cette semaine lors d’une conférence à l’Université de Genève. Ce professeur de psychologi­e à Harvard, considéré comme l’un des penseurs les plus influents de notre époque, aime prendre le contre-pied du «récit noir» ambiant. Sa foi? Le progrès, la science et ce qu’il appelle l’humanisme.

Dans votre dernier livre («Le Triomphe des Lumières», Ed. Les Arènes), vous faites l’apologie du «progrès». Or plus personne n’ose utiliser ce concept. C’est un livre qui aurait pu être écrit dans les années 1950? Ah bon, vous croyez? Ce qui est clair, c’est qu’il y a une tendance au pessimisme et au scepticism­e qui n’a cessé de s’affirmer. Elle est due en partie à des courants intellectu­els, comme le postmodern­isme, en vogue dans certaines université­s. Mais j’y vois surtout le reflet d’une méfiance accrue à l’égard des institutio­ns, que ce soit les gouverneme­nts ou les organismes internatio­naux. Le journalism­e est aussi devenu plus pessimiste. La presse pense que, pour être profession­nelle, elle doit exclusivem­ent se concentrer sur ce qui va mal. Cette évolution peut être démontrée quantitati­vement, et je m’y emploie dans mon livre.

D’entrée, on a envie de vous opposer un argument poids lourd. Cette marche du progrès ne s’écrase-t-elle pas face à la question du dérèglemen­t climatique? C’est un gros problème, mais aussi un malentendu. Le fait de relever les éléments positifs qui touchent la vie des individus, cela ne veut pas dire pour autant que tout va pour le mieux. Le propos de ce livre, c’est d’exposer de tels faits positifs et non de recourir à la magie. On a du mal à appréhende­r l’idée que des choses vont mieux, même si tout ne va pas mieux. Le fait que l’extrême pauvreté ait décru de 75% au cours des trois dernières décennies, que l’espérance de vie ait augmenté, que l’alphabétis­ation progresse, tout cela ne veut pas dire que nous sommes devant un miracle. C’est précisémen­t le mode de pensée contre lequel je m’érige. Bien au contraire, certaines variables s’opposent les unes aux autres. Le développem­ent économique et la lutte contre la pauvreté ont été rendus possibles grâce au fait que l’énergie était disponible et que nous avons eu recours notamment à l’énergie fossile. Le défi, maintenant, c’est de continuer à combattre la pauvreté en limitant les émissions de gaz responsabl­es du réchauffem­ent climatique.

La destructio­n de la planète n’estelle pas la limite ultime de votre raisonneme­nt? L’alternativ­e n’est pas entre un monde parfait et sa destructio­n pure et simple. La question n’est pas tant de se déterminer sur la fin du monde que sur l’ampleur des dommages. L’atmosphère continuera de se réchauffer, c’est établi. Mais nous devons promouvoir l’usage de la science et de la raison pour faire en sorte de limiter les dégâts. Il n’y a pas de garantie que la raison va prévaloir, mais ce qui est sûr c’est que, dans le cas contraire, les conséquenc­es seront plus graves encore.

N’est-ce pas déjà trop tard? Trop tard pour quoi? Pour prévenir l’effondreme­nt du monde? Je ne le crois pas. Il y a une énorme différence entre un réchauffem­ent de la planète de 2 degrés et de 3 degrés. Or cela dépend de ce que nous allons faire maintenant. Je ne crois pas que le moment soit venu de baisser les bras, mais plutôt d’entreprend­re des actions pour décarboner l’économie mondiale afin d’éviter une catastroph­e.

Les mouvements populistes, que l’on voit poindre un peu partout, se nourrissen­t-ils de cette perspectiv­e apocalypti­que? Ce type de populisme autoritair­e est guidé notamment par une vision cynique et pessimiste de nos institutio­ns. Il y a, à cet égard, une unité de vues assez frappante entre la droite dure et l’extrême gauche pour juger que le modèle libéral serait en faillite. Ces deux camps veulent le remplacer par d’autres modèles, même si ceux-ci ont déjà échoué par le passé. Ils sont sceptiques vis-à-vis de la science, cyniques à l’égard de la démocratie. Mon livre est précisémen­t un plaidoyer contre la gauche marxiste et la droite populiste. L’ordre internatio­nal bâti sur des systèmes démocratiq­ues libéraux a conduit à des améliorati­ons spectacula­ires. Nous devons continuer de diagnostiq­uer quels sont les problèmes du monde et appliquer la raison et les accords internatio­naux pour les résoudre. Cela n’apporte pas la solution parfaite, mais elle est meilleure que toutes les autres.

L’autre grande critique que l’on vous adresse est celle de l’accroissem­ent des inégalités. Etes-vous une sorte d’anti-Thomas Piketty? Je ne suis pas un anti-Piketty. Je laisse les économiste­s trancher sur la question technique de savoir si les inégalités proviennen­t des différence­s des revenus ou de la rente et des investisse­ments. Mais ce que je dirais, c’est que le problème le plus important est la pauvreté, et non l’inégalité. Si tout le monde est également pauvre, cela n’amène rien de bon. Tandis que si nous réduisons autant que possible la population affamée, malade, si les enfants ne meurent pas et si les gens peuvent profiter des bonheurs de la vie, alors l’inégalité devient une préoccupat­ion secondaire. Mais cela ne passe pas par l’acceptatio­n de la ploutocrat­ie. Si les plus riches peuvent contrôler le jeu et changer les règles à leur profit, alors cela devient problémati­que.

Un monde inégal est-il durable? C’est un sophisme de penser qu’il s’agit d’un jeu à somme nulle et que ce que gagnent les premiers sera forcément perdu par les seconds. L’économie ne fonctionne pas de cette manière. La production mondiale s’est accrue par un facteur supérieur à cent depuis le XVIIIe siècle. Il n’y a pas un gâteau qui resterait toujours de la même taille et qui devrait être divisé entre les plus riches et les pauvres. Nous avons vu des millions de gens échapper à l’extrême pauvreté même si des milliardai­res ont aussi accru leur richesse dans le même temps. Les ressources que nous avons à dispositio­n dépendent de la technologi­e, ce n’est pas une constante donnée une fois pour toutes.

Dans les librairies, un ouvrage comme le vôtre est aujourd’hui noyé parmi les rayons de livres consacrés à la spirituali­té ou au développem­ent personnel. Votre défense de la science et du progrès technique répond-elle à la question omniprésen­te du sens de la vie? C’est une question étrange, qu’on me pose parfois. Je suggère que le sens de la vie vient d’un environnem­ent humain florissant, plein de santé, de vie, de joie, de stimulatio­n et de plaisir pour le plus grand nombre possible. Ma perspectiv­e est peutêtre banale et ennuyeuse, c’est celle des valeurs des Lumières, des hôpitaux, des université­s, et des systèmes de gouverneme­nt démocratiq­ues.

«Mon livre est un plaidoyer contre la gauche marxiste et la droite populiste»

STEVEN PINKER, PROFESSEUR DE PSYCHOLOGI­E À HARVARD

 ?? (VICTOR J. BLUE/GETTY IMAGES) ?? Steven Pinker: «Le fait de relever les éléments positifs qui touchent la vie des individus, cela ne veut pas dire pour autant que tout va pour le mieux.»
(VICTOR J. BLUE/GETTY IMAGES) Steven Pinker: «Le fait de relever les éléments positifs qui touchent la vie des individus, cela ne veut pas dire pour autant que tout va pour le mieux.»

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