«Le New Deal vert est une très bonne raison de s’endetter»
L'économiste Jeremy Rifkin était ces jours-ci à Paris, pour promouvoir son nouvel essai «Le New Deal vert mondial». Il explique au «Temps» pourquoi le financement de nouvelles infrastructures énergétiques connectées est une urgence européenne. A laquelle la Suisse doit impérativement participer
L’argument massue de l’économiste américain Jeremy Rifkin tient en une date: 2028. C’est à cette date, dans neuf ans, que la «civilisation fossile» va selon lui s’effondrer. Motif: le coût assuré de devenir prohibitif – et donc intenable pour nos sociétés et nos finances publiques – des infrastructures pétrolières et gazières, alors que le prix des énergies renouvelables ne va cesser de diminuer.
L’urgence est donc, pour l’auteur du New Deal vert mondial (Ed. Les liens qui libèrent), de financer les nouvelles infrastructures énergétiques connectées qui, grâce aux nouvelles technologies, garantiront cette transition globale qui permettrait de produire 100% de l’électricité à partir de sources propres et renouvelables. Une urgence en forme d’enjeu existentiel pour l’Union européenne et ses voisins immédiats, comme la Suisse.
Vous avez conseillé plusieurs gouvernements européens sur la transition énergétique et l'abandon programmé des énergies fossiles. Vous êtes ces jours-ci à Paris, en pleine incertitude autour d'un nouvel accord sur le Brexit britannique. L'Union européenne a-t-elle, selon vous, conscience des enjeux mondiaux que vous décrivez dans votre livre? La Commission européenne voit ce bouleversement historique. L’annonce de la création prochaine d’une banque européenne pour le climat en est la preuve. Le problème est que tout va trop lentement. Que s’est-il passé depuis l’adoption en 2007 à Bruxelles du plan 20-20-20 qui obligeait les Etats membres à augmenter leur efficacité énergétique de 20%, à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre de 20% (par rapport aux niveaux de 1990) et à augmenter leur production d’énergie renouvelable de 20% d’ici à 2020? C’était un puissant levier, mais il ne s’est pas accompagné de l’effort d’investissement requis. Je démontre que d’ici à 2028, soit dans moins de dix ans, d’énormes quantités d’infrastructures pétrolières et gazières seront obsolètes: gazoducs, oléoducs, raffineries, infrastructures de forage… La bulle du carbone est programmée pour éclater, car le dérèglement climatique qu’elle entraîne n’est plus tenable, tandis que le prix des énergies renouvelables ne cesse de baisser. Au regard des enjeux, ce Brexit est une folie.
Pourquoi une folie? Dans la nouvelle ère énergétique, la souveraineté nationale est condamnée? La souveraineté politique est une chose. Mais à quoi va ressembler le monde énergétique de demain, lorsque la civilisation fossile qui nous conduit au désastre climatique appartiendra au passé? A un monde de réseaux énergétiques interconnectés. La production d’énergies renouvelables, pour être fiable – c’est-à-dire pour fournir de l’électricité à qualité constante et sans interruption – doit être pensée à l’échelle des continents. Prenez le solaire: demain, chaque propriétaire de panneaux photovoltaïques devra pouvoir, grâce aux nouvelles technologies, revendre sa propre énergie. Cela suppose des câbles souterrains et sous-marins innombrables, des infrastructures complètement nouvelles. Je suis souvent venu en Suisse et j’ai toujours répété à mes interlocuteurs la même chose: vous ne pourrez pas rester en marge du marché européen de l’électricité! Idem pour le Royaume-Uni. La Manche et la mer du Nord continueront bien sûr de séparer l’Angleterre du continent. Le Brexit, c’est l’écume.
Mais comment financer ce gigantesque chantier? Les pays européens ont, pour certains, un niveau de dette publique record. Le «New Deal vert» est une très bonne raison de s’endetter! Il en va quand même de notre survie en tant qu’espèce! Mieux: l’argent pour financer ces infrastructures est là. Il faut qu’en Europe ce financement passe par les régions et les banques régionales du climat. Laissons les régions émettre des obligations vertes et vous verrez que l’argent affluera. Il faut cesser de raisonner en termes de nouveaux impôts. Il faut faire financer ce «New Deal vert» par les fonds de pension et par l’argent public. Les villes se félicitent de leur bus à hydrogènes, de leurs scooters électriques, ou de leurs bâtiments administratifs à faible émission. Mais ce ne sont que des projets pilotes. Le «New Deal vert» exige des investissements à grande échelle. Et regardez les chiffres: de 2010 à 2015, le secteur électrique européen «fossile» a perdu 130 milliards d’euros! On creuse notre perte si on ne change pas de modèle.
«Verdir» les fonds de pension, c'est la solution? Au niveau mondial, les actifs des fonds de pension représentent 37000 milliards d’euros, alimentés par les cotisations de centaines de millions de travailleurs, aujourd’hui angoissés par le réchauffement climatique! Ce sont eux qui vont nous sauver, pas les compagnies multinationales énergétiques dont des centaines de milliards d’actifs «fossiles» vont se retrouver bloqués, hors d’usage.
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«Je répète toujours la même chose à mes interlocuteurs suisses: vous ne pourrez pas rester en marge du marché européen de l’électricité!»