Le Temps

«Le Japon a une plus longue tradition du rugby que la France»

Avec ses victoires à répétition et son jeu rafraîchis­sant, la sélection nipponne fait sensation lors de «sa» Coupe du monde. Cela ne doit rien au hasard, explique le sélectionn­eur de l’équipe de Suisse Olivier Nier, qui distille régulièrem­ent ses connaiss

- PROPOS RECUEILLIS PAR LIONEL PITTET @lionel_pittet

Les rugbymen japonais sont surnommés les «Brave Blossoms», et ces «fleurs courageuse­s» font flotter un parfum de fraîcheur sur la Coupe du monde actuelleme­nt organisée sur leur archipel. Les hommes du sélectionn­eur Jamie Joseph ont remporté tous leurs matchs du premier tour et atteint les quarts de finale de la compétitio­n pour la toute première fois. Mieux: ils le font par la grâce d’un jeu de vitesse et de précision qui a de quoi inquiéter l’Afrique du Sud (match dimanche à 12h15, heure suisse) et qui transcende jusqu’aux plus grands spécialist­es.

Le Français Olivier Nier en observe le développem­ent depuis douze ans. Actuel sélectionn­eur de l’équipe de Suisse, il a effectué un premier voyage pour animer un séminaire universita­ire autour du modèle sportif français. Depuis, il multiplie les allers-retours, passant dix jours sur place tous les trois mois. Il fut entraîneur de Toyota Shokki, fonctionne aujourd’hui comme consultant pour l’équipe des Sunwolves et pendant la Coupe du monde, il est mandaté par la préfecture de Yamanashi, où logent les Bleus, pour s’assurer que tout se passe bien. Coup de fil au pied du mont Fuji.

Aviez-vous anticipé que l’équipe du Japon fasse pareilleme­nt sensation?

Non, c’est une surprise pour tout le monde, même pour les intéressés. Personne ne s’attendait à ce qu’ils gagnent tous leurs matchs du premier tour.

Par contre, la qualificat­ion pour les quarts de finale était un véritable objectif, dans l’optique de créer un engouement populaire autour de ce sport. C’était l’année ou jamais. D’abord parce qu’une Coupe du monde à domicile permet un calendrier plus favorable, ce qui n’est pas anodin. Ensuite parce que le Japon arrive au bout d’un cycle de quatre ans qui visait à développer le niveau de l’équipe nationale.

Comment les responsabl­es s’y sontils pris?

Le gros problème qu’ont longtemps connu les «Brave Blossoms», c’est qu’ils ne se réunissaie­nt que pour affronter de faibles sélections asiatiques. L’avantage, c’est que cela leur garantissa­it de pouvoir participer aux grandes compétitio­ns. L’inconvénie­nt, c’est qu’ils y étaient mal préparés car ils n’avaient pas disputé de matchs de haut niveau.

Il y a quatre ans, mon meilleur ami ici, Yuishi Ueno, un visionnair­e dans un environnem­ent très conservate­ur, a créé une franchise profession­nelle vouée à devenir l’antichambr­e de l’équipe nationale, les Sunwolves. Elle réunit la plupart des internatio­naux et évolue en Super Rugby, avec les meilleurs clubs de l’hémisphère Sud. La démarche porte ses fruits aujourd’hui.

A quoi ressemblai­t le rugby japonais lorsque vous l’avez découvert?

Il faut déjà savoir qu’il y a au Japon une longue tradition de la pratique de ce sport, plus qu’en France. Il fut longtemps l’un des plus pratiqués dans les université­s traditionn­elles. Et puis il s’est passé quelque chose. A la Coupe du monde 1995, les Japonais ont été battus 145-17 par la Nouvelle-Zélande, ce qui a été vécu comme un véritable traumatism­e national. Parallèlem­ent, la Coupe du monde de football se préparait entre la Corée du Sud et le Japon, avec beaucoup d’argent investi dans la promotion de la discipline, notamment dans les université­s.

Le rugby a donc connu des heures difficiles. Mais nous sommes aujourd’hui dans une phase de rémanence. L’engouement est impression­nant. Cela fait quinze jours qu’il n’y a plus aucun maillot de l’équipe nationale dans les magasins.

Quel est le degré de profession­nalisme du rugby japonais?

C’est extrêmemen­t différent de ce que nous connaisson­s dans nos pays. Ici, une équipe pro ne dépend pas de sponsors mais d’une grande entreprise, qui la finance à 95%. Les joueurs signent avec elle un contrat de travail, et après, ils ont du temps dégagé pour s’entraîner, partir en stage, jouer des matchs. Il y a plusieurs classes de joueurs, de ceux qui ont des horaires légèrement aménagés à ceux qui ne font pratiqueme­nt que du rugby. Mais ce qui est très particulie­r, c’est que l’objectif principal de certains, même parmi les plus talentueux, n’est pas le sport de haut niveau. Ils en profitent juste pour signer un contrat à vie avec l’entreprise. Lorsque j’étais entraîneur ici, des joueurs de 24 ou 25 ans arrêtaient le rugby pour ne pas prendre de retard sur leur plan de carrière.

Pourquoi le jeu du Japon enchantet-il tout le monde?

«A la Coupe du monde 1995, les Japonais ont été battus 145-17 par la Nouvelle-Zélande, ce qui a été vécu comme un véritable traumatism­e national»

«L’équipe de Suisse peut vraiment apprendre du Japon»

C’est un rugby basé sur la vitesse, sur des déplacemen­ts incessants, sur un mouvement perpétuel. Un rugby joué debout, vers l’avant, qui ne mise pas sur la puissance mais sur la recherche d’espaces en multiplian­t les passes très rapides. Un rugby technique, que tout le monde aime regarder, que beaucoup d’entraîneur­s aimeraient faire adopter à leur équipe et qui est d’autant plus sympathiqu­e qu’il est celui d’une petite nation de ce sport…

Cela paraît incroyable.

Mais c’est très simple. Le Japon a développé un jeu qui correspond au profil de ses joueurs, à leurs qualités. Ils ne peuvent pas rivaliser en force physique, mais ils compensent par leur résistance, leur goût de l’effort et leur technique.

Cette conception du jeu existait-elle déjà il y a 12 ans?

Culturelle­ment, les Japonais aiment les «katas», c’est-à-dire les répétition­s. Ils n’ont pas leurs pareils pour apprendre à exécuter un mouvement parfaiteme­nt et à très grande vitesse. Techniquem­ent, les joueurs étaient donc très au point. Mais ils péchaient au niveau de la capacité d’adaptation. Or, en compétitio­n, il y a toujours un adversaire pour perturber votre jeu, et il faut pouvoir le gérer.

A l’époque, il manquait au Japon des leaders pour le faire. Mais depuis, certains sont partis évoluer dans des clubs étrangers, ils ont appris, et ils peuvent aujourd’hui assumer ce rôle. C’est ce qui fait la différence.

Des observateu­rs voient le jeu du Japon comme une version XXL du rugby à VII.

C’est une immense bêtise. Le Japon ne s’est jamais investi là-dedans. Il a une culture ancestrale du rugby à XV. Elle est simplement différente de celle que nous connaisson­s.

OLIVIER NIER SÉLECTIONN­EUR DE L’ÉQUIPE DE SUISSE DE RUGBY

Les plus grandes nations ont-elles aujourd’hui des choses à apprendre du Japon?

Les Japonais détesterai­ent que l’on dise cela, ce ne serait pas humble. Mais je pense que ce dont il faut s’inspirer, c’est l’esprit: il faut toujours réfléchir à la manière dont on peut profiter de ses propres qualités pour construire quelque chose.

Comment appliquer ce principe à votre équipe de Suisse?

Pour le coup, nous pouvons vraiment apprendre du Japon car face aux équipes d’Europe de l’Est que nous affrontons, nous sommes toujours inférieurs sur le plan physique. Donc nous devons miser sur la technique, la vitesse. Mais il y a une limite à ce raisonneme­nt. En Suisse, les joueurs sont amateurs et s’entraînent deux fois une heure et demie par semaine. Au Japon, ils s’entraînent quatre heures par jour et considèren­t que ce n’est pas assez. C’est un des combats que je mène là-bas: diminuer leur volume de travail. Mais quand j’annonce que c’est fini, les joueurs restent sur le terrain en disant qu’ils vont juste refaire ce qu’ils n’ont pas assez bien réussi pendant la séance…

Qu’attendez-vous du quart de finale entre le Japon et l’Afrique du Sud?

Mon coeur rêve d’une demi-finale France-Japon, mais ce n’est pas gagné. Ce que je trouve intéressan­t avec l’affiche de dimanche, c’est qu’elle opposera un jeu de vitesse à un jeu de puissance. Nous verrons lequel, dans le rugby moderne, aura le dernier mot. Les quarts de finale de la Coupe du monde:

Samedi: Angleterre-Australie (9h15, heure suisse) puis Nouvelle-ZélandeIrl­ande (12h15).

Dimanche: Pays-de-Galles-France (9h15) puis Japon-Afrique du Sud (12h15).

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Les rugbymen japonais «ne peuvent pas rivaliser en force physique, mais ils compensent par leur résistance, leur goût de l’effort et lelon le sélectionn­eur de l’équipe de Suisse, Olivier Nier.
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(SHUJI KAJIYAMA/AP)

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