Le Temps

Kantarama Gahigiri, envol d’une cinéaste métissée

- E. H.

Rencontrée entre deux trains, Kantarama Gahigiri rejoint, de l’autre côté de la Sarine, un pool de cinq réalisateu­rs issus de cinq nationalit­és africaines. «L’occasion de s’affranchir des clichés comme celui de penser que l’Afrique n’est qu’un pays», rigole la Suissesse d’origine rwandaise. L’occasion aussi de dissocier le génocide du Rwanda. «C’était il y a vingt-cinq ans, dit-elle. En tant qu’artiste, on a le droit de parler d’autre chose.» 2019, une année stimulante pour l’entreprene­use qui mène sa barque entre le Rwanda, l’Ouganda et le Kenya. Elle planche notamment sur l’écriture de Tanzanite, son deuxième long métrage. Le programme d’aide au développem­ent de films originaire­s des pays émergents, la Fabrique cinéma de l’Institut français, se laisse séduire par cet ovni et l’invite en mai dernier au Festival de Cannes. «C’est un thriller afro-futuriste, insolent, pour ne pas dire loufoque que je voudrais tourner dans la mégalopole de Nairobi», s’est-elle entendue répéter à une soixantain­e de potentiels partenaire­s pendant dix jours.

AU ROYAUME DU SYSTÈME D

Kantarama fonce. «J’ai grandi à Genève, puis vécu aux Etats-Unis avec des incursions en Afrique. Enfant, je rendais visite à ma famille au Rwanda. Jusqu’au génocide contre les Tutsis. J’y suis retournée en 1996. J’ai été choquée par ce que je n’ai pas retrouvé, soit mes amis et une partie de ma famille, tous tués.» Par réaction, elle choisit de s’éloigner de ses racines et s’emmure dans le silence: «Comme j’étais en Suisse pendant le massacre, ma souffrance ne me paraissait pas légitime.» Basée à Genève, elle cosigne avec Fred Baillif Tapis rouge, son premier long métrage, et sillonne les festivals. Enfin, dès 2014, elle retourne à Kigali: «J’y trouve une énergie de dingue et rencontre des artistes qui m’inspirent. Aujourd’hui, le Rwanda est devenu une success-story.»

Côté cinéma, tout reste à construire. Les étrangers affluent à la fin des années 1990 avec des documentai­res et fictions sur le génocide. De jeunes autodidact­es se forment sur ces tournages. «Il n’y a pas de véritable école de cinéma, mais la volonté d’apprendre est bien là.» Kantarama apporte sa pierre à l’édifice. En marge de master class qu’elle donne, elle supervise la réalisatio­n d’une série web de douze épisodes signée par des ados. Elle collabore aussi avec le Rwandais Joël Karekezi sur La Miséricord­e de la jungle, qui rafle, en mars dernier, l’Etalon d’or de Yennenga au Fespaco: «La cérémonie de clôture se tenait dans un stade de foot de Ouagadougo­u, en plein cagnard. La foule s’est déchaînée à l’annonce du palmarès. On se croyait à la finale de la Coupe d’Afrique!»

SOLUTION INTÉRIEURE

Le cinéma ne fait pas partie de la culture rwandaise, contrairem­ent à celle du Burkina Faso. Mais des séries en langue kinyarwand­a voient le jour sur les chaînes locales, des sitcoms à grand succès. «Ce n’est pas du cinéma», s’enflamme Kantarama. Si les rares salles de la capitale passent en boucle des blockbuste­rs, des projection­s de films expériment­aux attirent des curieux dans des espaces improvisés.

Son film d’anticipati­on Tanzanite, coécrit avec Kivu Ruhorahoza, se projette dans une Afrique de l’Est en 2040, avec une folle course poursuite entre des milices privées et des policiers corrompus. Tous recherchen­t avec avidité cette pierre précieuse, la tanzanite, plus rare que le diamant puisqu’on ne la trouve qu’aux alentours du Kilimandja­ro. Afin de sauver sa communauté en danger, une détective veut la récupérer. Y lit-on la crainte de voir les matières premières s’échapper d’Afrique? «Cette région possède assez de ressources pour s’en sortir seule. Cessons de remettre la faute sur la colonisati­on. La solution ne viendra pas de l’extérieur mais de soi.» Le Rwanda, un exemple à suivre pour le continent? Elle répond, convaincue: «Le président défend un projet de société que la population a accepté de suivre. Et aujourd’hui, nous sommes fiers de notre pays.»

Alice, elle, choisit le noir et blanc. Elle pointe du doigt le feuillage des arbres qui foisonne dans un jardin public et se justifie. «Depuis mon retour au Rwanda en 2001, je ne supporte plus ce vert omniprésen­t. Il m’emplit de mélancolie. J’ai donc ôté la couleur de mes photos.» Repérée par une résidence d’artistes en Caroline du Nord, elle vient d’y présenter une série de portraits. «Une exposition qui se prolongera en Chine», conclut-elle, heureuse. de la visibilité gratuite des réseaux sociaux pour se faire un nom. Son défi? Cibler une classe moyenne émergente. «Ici, les gens ont leur propre couturier qui reproduit des modèles sur la base de photos, expose-t-elle. Moi, je leur propose du prêt-àporter en revisitant les imigongo, ces motifs géométriqu­es traditionn­els. Et ça cartonne!»

SOUTIEN DE LA DDC

Les cinéastes sont aussi repérés. En février dernier, le Rwandais Joël Karekezi recevait l’Etalon d’or de Yennenga pour son film La Miséricord­e de la jungle au Fespaco – Festival panafricai­n du film et de la télévision de Ouagadougo­u. A Cannes, c’est la Suissesse d’origine rwandaise Kantarama Gahigiri qui attisait la curiosité des profession­nels en pitchant son nouveau projet, Tanzanite. «En novembre, Kivu Ruhorahoza, intrigué par le Brexit, présentera son documentai­re EUROPA – Based on a True Story en compétitio­n à l’IDFA (Internatio­nal Documentar­y Filmfestiv­al Amsterdam)», complète sa coproductr­ice zurichoise, Simone Späni.

En 2018, Samuel Ishimwe Karemangin­go était déjà récompensé à la Berlinale par le Prix du jury pour Imfura et Philbert Aimé Mbabazi Sharangabo par le Grand Prix au Festival du court métrage d’Oberhausen. Les deux ont obtenu une bourse de la Direction du développem­ent et de la coopératio­n (DDC) pour un cursus d’études à la HEAD (Haute Ecole d’art et de design de Genève). «Il n’existe pas de formation en cinéma de longue durée au Rwanda», précise Béatrice Meyer. La directrice régionale de la DDC poursuit: «Ce soutien leur a permis de côtoyer des profession­nels internatio­naux et de canaliser leur créativité innée.» Ravie de ces retombées positives, la DDC aide aussi la compagnie de danse contempora­ine Amizero du chorégraph­e et metteur en scène Wesley Ruzibiza.

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