Paul B. Preciado, quelques réflexions autour du concept d’identité
A l’invitation du festival Les Créatives, le philosophe Paul B. Preciado est à Genève cette semaine dans le cadre d’une table ronde avec Virginie Despentes, pour parler de son livre «Un Appartement sur Uranus», et d’un monde selon lui en «profonde mutatio
De New York à Bruxelles en passant par Genève: partout où Paul B. Preciado passe, il remplit des amphithéâtres. La discussion aux côtés de Virginie Despentes organisée à l’Université de Genève ce mercredi 13 novembre dans le cadre du festival Les Créatives est un événement.
Lui-même se décrit comme «transfuge», «dissident»: ni homme, ni femme, mais «homme trans». Né(e) Beatriz en 1970 dans une famille conservatrice au coeur de l’Espagne franquiste, il s’est spécialisé dans l’étude des questions de genre et de sexualité. Disciple de Jacques Derrida, Agnès Heller et Judith Butler, il a enseigné à l’Université de New York et à Princeton et est devenu une des voix majeures de la philosophie contemporaine. Ses chroniques, publiées dans Libération, ont été rassemblées dans un livre, Un Appartement sur Uranus, publié chez Grasset et préfacé par Virginie Despentes (qui fut sa compagne pendant plus de dix ans).
Vous êtes cette semaine à Genève aux côtés de Virginie Despentes pour une table ronde qui propose de questionner la notion d'«identité». Pourquoi ce thème? Je préfère parler de rapport de pouvoir que d’identité. De quelle identité parlons-nous? De l’identité nationale, du genre, raciale? Bien sûr, l’identité est un outil de revendication pour les groupes minoritaires marginalisés (certains vont revendiquer une identité pour faire valoir des droits: une identité femme, gay, trans, black…). Mais il faut aujourd’hui manier ce concept avec une grande prudence parce que c’est un immense champ de bataille politique. L’identité est devenue le lieu de production de la norme.
Dans une perspective historique elle a servi et sert encore à «classer» le vivant: on parle d’identité raciale (blanc/noir), genrée (masculin/féminin), sexuelle (hétérosexuel ou homosexuel), etc. Or, il est fascinant et terrifiant de comprendre qu’on vit encore aujourd’hui avec un mode de classification dit «psychopathologique» et colonial proche de celui du XIXe siècle.
Même si certaines différences supposément biologiques, comme les races, ont été déconstruites et ne sont plus aujourd’hui considérées comme des notions scientifiques, ces «différenciations» restent opérantes en tant qu’instrument de gestion sociale et politique, dans les politiques migratoires, éducatives, de santé, culturelles, etc. Ces catégories, c’est indéniable, ont encore un vrai impact sur la vie des gens. Pourquoi? Parce qu’on est sans cesse dans un processus de hiérarchisation de ces identités. On ne peut pas en parler sans parler de rapports de pouvoir: le masculin «vaut» plus que le féminin, l’homme blanc aura plus de pouvoir que l’homme noir, l’hétérosexuel plus que l’homosexuel, etc. Mon combat est de sortir de cette taxonomie du vivant pour que chaque corps, quel qu’il soit, ait accès à une égale reconnaissance de son statut de sujet politique.
L'argument qui revient face à ce discours est: «Dans nos démocraties, les hommes (au sens d'humains) naissent libres et égaux en droit. Que voulez-vous de plus en 2019?» Que répondez-vous? Que c’est faux dans les faits, encore aujourd’hui. Reprenons le cours de l’histoire qui aide à comprendre l’époque: l’obsession identitaire apparaît à partir du XVIe siècle, avec l’expansion coloniale de l’Europe capitaliste et s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui pour ériger en «norme» le corps masculin, blanc, hétérosexuel, productif. Tous ceux qui s’en écartaient n’étaient pas (et selon les cas ne sont toujours pas) considérés comme des sujets politiques. Leur corps était «pathologisé» par la science, par la loi, par les institutions ainsi appelées démocratiques.
Les corps des femmes – qui sont «une minorité» politique, mais certainement pas une minorité en nombre – ont été contrôlés, opprimés et seulement reconnus en tant que sujet politique extrêmement tardivement. L’inertie de cette négation de leur subjectivité pèse encore très lourd aujourd’hui (sinon pourquoi parlerait-on de «mobilisation», et se féliciterait-on de leur percée politique, etc.?).
Dans le cas de personnes qui ne s’identifient pas au genre assigné à leur naissance, des personnes trans ou non-binaires, par exemple, on ne reconnaît leur statut de sujet politique qu’une fois qu’on leur a fait signer une déclaration qui stipule que ce sont des malades mentaux souffrant de «dysphorie de genre», et qui leur donne ensuite accès aux techniques de réassignation sexuelle et à une transition. Qui décide de cela, et pourquoi? Voilà la question philosophique que je pose. Au passage: je ne suis pas le premier à la poser.
N'est-ce pas en train de changer? Oui et non. On commence par exemple à vouloir «intégrer» les femmes, mais si on prend le temps d’y penser, cette démarche est l’incarnation même du patriarcat. Je le vois dans les musées: on m’appelle et on me dit: «On essaie d’avoir plus de femmes, si possible moitié-moitié, tu n’aurais pas trois artistes femmes qu’on pourrait intégrer? Parce que là je suis bien embêté, je ne trouve pas.» Alors qu’on les a systématiquement exclues de la production culturelle, artistique, littéraire pendant des siècles. J’ai envie de leur dire: pourquoi devrait-on se contenter d’«intégrer» quelques femmes à l’intérieur de cette logique, de ce même système?
N'est-ce pas le seul moyen aujourd'hui, concrètement, d'avancer vers le changement? De travailler avec ce qu'on a? Si on était sérieux, on ne chercherait pas à «intégrer» des femmes, des Noires, des gays par-ci par-là: on désintégrerait au contraire tout un système. Le phénomène #MeToo et son backlash ne peuvent être compris en dehors de ce cadre historique. Pourquoi Adèle Haenel ne saisit pas la justice et dit: je préfère m’exprimer dans les médias parce que la justice nous ignore et que ma force de frappe sera supérieure? Parce que les discours scientifiques, et la loi, et la criminologie du XIXe siècle incarnent dans une certaine mesure ce patriarcat. Les premières femmes qui ont demandé la reconnaissance de leur statut de sujet politique ont dû le faire contre l’avis scientifique qui disait: «Non, vous ne pouvez pas voter parce que vous avez un utérus et que votre rôle primaire est d’enfanter. Vous êtes prédestinées à la sphère domestique.»
Le vrai changement viendra le jour où nous nous dirons: débarrassons-nous de ces logiques «tu n’as pas trois femmes pour mon expo?», et mettons plutôt en avant le travail de celles et ceux qui oeuvrent à «dépatriarcaliser» et décoloniser la société. Ce n’est pas une question d’identité, mais de critique politique de la norme.
On vous répondra que l'argument biologique de différenciation sexuelle homme/femme ne peut être nié au niveau chromosomique. A l’intérieur de la communauté scientifique il y a un énorme débat aujourd’hui autour du protocole de reconnaissance d’un corps en tant que féminin ou masculin, inventé dans les années 1940. Que fait-on de ces bébés qui, à la naissance, n’appartiennent à aucune de ces catégories filles/ garçons selon ce protocole? Il y en a un sur 400 qui présente des variations morphologiques, chromosomiques, endocrinologiques, qui font qu’on ne peut pas dire: c’est une fille, c’est un garçon. C’est un fait! Il ne s’agit pas «d’y croire» ou pas: c’est une réalité empirique. On ne peut pas la nier. Et ces bébés, jusqu’à maintenant, sont opérés à la naissance pour «rentrer» dans ces catégories. Ce n’est rien de moins qu’une
«Cet ancien régime patriarcal et colonial esten train de s’effondrer»
mutilation génitale. Il faut selon moi changer cette épistémologie de la différence sexuelle. Ouvrir le spectre de la reconnaissance politique à une multiplicité des corps vivants.
Quoi qu'on pense de vos travaux, la violence du débat et des actes envers tous ceux qui questionnent cet état de fait semble traduire un refus, ne serait-ce que de réfléchir à ces questions. Pourquoi une telle réaction selon vous? Je dirais en effet que le débat est extrêmement violent, précisément parce qu’il est toujours articulé autour des politiques identitaires. Aujourd’hui, c’est impossible de commencer un débat sans que tout le monde se braque sur l’«identité»: si vous êtes un vrai homme ou pas, trans ou pas, et on passe à côté des questions fondamentales selon moi en tant que philosophe. La question qui m’importe est: sera-t-on capable dans les vingt-trente prochaines années de créer une citoyenneté globale des corps vivants?
On est aujourd’hui dans un moment de changement profond de paradigme, qui n’arrive pas souvent dans l’histoire, un processus très lent, long, très complexe: on joue la possibilité totale et radicale de la survie de la vie sur la planète. Il faut comprendre philosophiquement que les notions de différences sexuelles qu’on connaît aujourd’hui – d’homosexualité/ hétérosexualité – étaient pensées dans une entreprise de production et de reproduction, d’exploitation des ressources planétaire et de conquêtes territoriales: le corps masculin produit, le corps féminin reproduit. Cette entreprise de reproduction va changer radicalement à partir du moment où la pilule contraceptive apparaît, et avec elle une forme de sexualité non reproductive, dans les années 1950-1960. Cette explosion du féminisme dans les années 1960 y est intrinsèquement liée, et aujourd’hui on arrive à la remise en question de cette donne.
Tout cela peut sembler vertigineux. Virginie Despentes écrit d'ailleurs dans la préface de votre livre: «J'imagine que les enfants nés après l'an 2000 liront tes textes et qu'ils comprendront ce que tu proposes.» Est-ce à eux que s'adressent vos textes? (Rires) Toute ma vie, on m’a dit: mais tu es fou, tu viens d’une autre planète, alors que pour moi cette vision des choses, si on prend un peu de recul, est une évidence. C’est bien pour ça que ce livre s’intitule Un Appartement sur Uranus. Mais, plus sérieusement, je pense que dans la décennie qui arrive, de plus en plus de citoyens revendiqueront leur droit à sortir de cette hiérarchisation des corps, et alors de deux choses l’une: soit on entre dans une reproduction des archaïsmes patriarcaux et coloniaux, et alors je pense qu’on va droit vers la catastrophe. Soit on entre dans un processus complexe de dépatriarcalisation qui prend en compte la diversité des corps. Ces corps qui sonnent à la porte de ce nouvel horizon démocratique sont nombreux et il ne faut pas les sous-estimer, ou penser qu’on parle ici d’une minorité. Le premier pas est une solidarité entre tous ceux qui ont été «écartés» de cette «norme» pour faire émerger un nouveau projet politique.
Dans vos textes, vous vous dites «optimiste»… Je le suis, parce que quoi qu’on en pense, cet ancien régime patriarcal et colonial est en train de s’effondrer. La logique de production capitaliste va collapser… et donc… nous aurons besoin de changer.
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