Le Temps

«J’ai compris que la Suisse ne veut plus de nous»

Originaire de Lausanne, Sélina croupit dans le camp de Roj, en Syrie, avec sa petite fille de 3 ans et demi. La jeune femme rêve de voir l’armée turque s’emparer du site puis la renvoyer en Suisse. Mais elle sait que Berne ne veut pas d’elle

- BORIS MABILLARD, ENVOYÉ SPÉCIAL AU CAMP DE ROJ (SYRIE) @bmabillard

Presque deux ans se sont écoulés depuis l’incarcérat­ion de Sélina (nom d’emprunt) au camp de Roj. Sa fille a désormais passé plus de la moitié de sa vie en détention. Au début, clamant son innocence, Sélina imaginait qu’elles pourraient toutes deux rentrer en Suisse rapidement, une affaire de quelques mois pour celle qui a grandi à Lausanne: «Ma fille a été malade tout l’été et l’automne 2018, et je pensais que cela allait décider la Confédérat­ion à nous rapatrier.»

Comme des milliers de proches de combattant­s du groupe Etat islamique (EI), au moins trois Suissesses sont détenues avec leurs enfants dans des camps gérés par les forces kurdes dans le nordouest de la Syrie. Leurs maris sont soit décédés, soit emprisonné­s, comme Adnan (nom d’emprunt), l’époux de Sélina. Pour l’instant, la Suisse n’entre pas en matière sur leur possible rapatrieme­nt. Mais, depuis que l’armée turque est entrée en guerre contre les Kurdes, les conditions sécuritair­es se sont détériorée­s et le risque d’évasion s’est accru. Certains Etats européens voient là de quoi justifier une inflexion de leur politique face aux retours des djihadiste­s et, surtout, de leurs familles.

«Elles sont deux filles désormais avec moi. En plus de la mienne, j’en ai recueilli une deuxième qui a le même âge, 3 ans et demi, et le même prénom. Mais sa maman lui manque. Elle demande beaucoup d’attention», raconte Sélina au milieu des bambines qui se poursuiven­t, heureuses d’avoir découvert un nouveau terrain de jeu dans la pièce aménagée pour les visiteurs en bordure du camp. Du perron, on voit les tentes blanches du Haut-Commissari­at des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) qui abritent environ 1500 personnes de part et d’autre d’allées rectiligne­s en terre battue.

«Trois familles russes se sont évadées»

«Où est ta maman?» questionne Sélina. La fillette couvre son visage de ses mains pâles et se tait. La mère, une Française, et trois de ses compatriot­es ont été emmenées à la mi-juillet par des policiers kurdes, laissant derrière elles huit enfants, dont sept en bas âge. «Ils sont venus à la nuit tombante avec un van, ont brutalisé les femmes et les ont embarquées, direction la prison m’a-t-on dit. Les petits pleuraient, les mères hurlaient. Je ne sais pas ce qu’elles ont fait: peut-être se sont-elles battues, ou ont-elles volé. Mais on ne pouvait pas abandonner les enfants à leur sort sans rien à manger ni où dormir», se justifie Sélina. Elle a demandé quand les mères reviendrai­ent: «Les gardes m’ont répondu qu’elles ne reviendrai­ent pas.»

L’administra­tion du camp dit ne pas savoir non plus de quoi les Françaises se seraient rendues coupables, peutêtre d’avoir comploté pour se faire la belle. Les évasions se sont multipliée­s ces dernières semaines, selon Sélina: «Trois familles russes se sont évadées il y a une semaine [début novembre]. Elles m’ont proposé de venir avec elles, mais j’ai refusé. Elles sont passées par la Turquie et sont maintenant à Idlib. C’est facile, paraît-il, mais il faut payer beaucoup d’argent. Elles évoquaient 12000 dollars.»

Sélina croise parfois une autre ressortiss­ante suisse d’origine tunisienne, mais, déplore-t-elle, elles n’ont pour ainsi dire pas de contacts: «Elle est arrivée ici lors de la chute de Baghouz [le dernier bastion de l’EI] et reste enfermée dans sa tente avec sa fille qui est blessée à la jambe. Elle est très solitaire et, je crois, manque d’argent. Les deux sont très maigres car si tu n’as pas d’argent pour acheter de quoi compléter les rations quotidienn­es, tu survis à peine.» Sélina peut pourvoir à ses besoins et à ceux de sa fille grâce à l’aide de sa famille.

A Roj, le noir et le Niqab sont interdits, précise Sélina mais, «dans le camp, il y a au moins un tiers de sympathisa­ntes de Daech qui se plaignent de ne pas pouvoir suivre la règle d’Abou Bakr al-Baghdadi rendant le noir obligatoir­e.» D’où la prudence lorsque Sélina parle des djihadiste­s: «Dans quelles mains tombera le camp demain? Dans celles des soldats du régime syrien? Dans celles des djihadiste­s? Ou aux mains des Turcs?» Une autre détenue surenchéri­t: «Je préfère être capturée par les Turcs. Mais, entre le régime et Daech, je choisis le régime, car tu es torturée mais la mort n’est pas certaine. En revanche, si Daech te considère comme traître, tu es torturée de toutes les façons possibles, humiliée et mise à mort en public.»

Sélina refuse que sa fille parte sans elle

Avec l’incursion des Turcs, l’incertitud­e et l’appréhensi­on le disputent à l’espoir, concède Sélina: «En un sens, on se réjouirait de tomber aux mains des Turcs, car la Turquie serait prête à déporter les étrangers vers leurs pays respectifs.» Les deux parents de Sélina sont Bosniaques, mais elle n’est pas sûre d’avoir la double nationalit­é. «Je me suis toujours sentie Suisse, mais peut-être serait-il plus simple d’aller en Bosnie», ajoute-t-elle d’un air de défi.

«J’ai compris que la Suisse ne veut plus de nous, que même ma fille est une pestiférée dans son propre pays», assène Sélina. Elle sourit, mais pas de joie, précise-t-elle, «plutôt par dépit. Je n’attends plus rien des autorités. Oui, j’aimerais rentrer chez moi en Suisse, j’aimerais que ma fille connaisse une autre vie que celle du camp, mais je ne me fais pas d’illusions. Dans tous les cas, elle et moi, nous ne nous quitterons pas. Ce lien, c’est tout ce que nous avons. Elle n’a pas vu son père depuis deux ans et moi non plus, plus de nouvelles du CICR depuis des mois.» Sélina balbutie le nom de son mari, enfin les larmes inondent sa voix.

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