«Gilets jaunes», reflet des blessures françaises
Le 17 novembre 2018, les premières marches des «gilets jaunes» avaient lieu dans l’Hexagone. Un an plus tard, le mouvement peine à se remobiliser, soulagé par les concessions du gouvernement et assommé par les violences policières
Ils ont promis de scander son nom samedi prochain, devant le 12, rue des Feuillants. Pour le premier anniversaire de la mobilisation des «gilets jaunes» à travers la France, ce collectif marseillais des «retraités en colère» a déjà préparé sa banderole «En souvenir de Zineb», que ses membres comptent bien déployer devant les forces de sécurité.
Pas question, un an après, d’oublier celle qui, le 2 décembre 2018, a perdu la vie à l’Hôpital de la Conception à Marseille, après avoir été blessée par une grenade lacrymogène de la police. Zineb Redouane était à son balcon. Octogénaire, elle était sortie de son appartement pour regarder, la veille, se dérouler l’acte III de la mobilisation des «gilets jaunes», entamée le 17 novembre par des marches à travers la France et de nombreux blocages sur les rondspoints ou aux péages d’autoroute pour protester contre le projet – retiré depuis – d’augmenter la taxe sur le carburant diesel. Un acte III emblématique, puisqu’à Paris, ce jour-là, l’Arc de triomphe fut saccagé par des commandos de manifestants.
Le bilan des violences
Violences policières, saccage des bâtiments publics, interpellations en masse, scènes d’affrontements dans de nombreuses villes de France… Le bilan de l’épisode «gilets jaunes» ressemble, douze mois plus tard, à un traumatisme français de grande ampleur. 2500 blessés du côté des protestataires. 1944 du côté des forces de l’ordre. 24 manifestants éborgnés et 5 ayant perdu l’usage d’une de leurs mains, suite à l’explosion d’une de ces grenades «désencerclement» si controversées. 12000 interpellations et plus de 2000 condamnations en comparution immédiate. 212 enquêtes ouvertes par la «police des polices». «On peut revoir l’histoire aujourd’hui et parler d’un épisode de grande violence des deux côtés, mais la réalité est que ce mouvement a très vite dégénéré, souligne l’ancien général de gendarmerie Bertrand Soubelet. Les «gilets jaunes» ont démontré combien la société française est d’abord en état de dangereuse ébullition.»
La puissance de ce chaudron social vient, dès le 17 novembre 2018, du fait qu’il prend de court les autorités, à commencer par Emmanuel Macron. Le sociologue Dominique Wolton l’analysait en début d’année, lors d’une conférence à Lausanne: «Le fait de choisir un symbole fort, populaire et simple comme le «gilet jaune» a été une première réussite. La seconde a été de ne pas désigner de leader. Ce mouvement a tout transgressé. Ils ont tapé là où ça fait mal en incarnant un malaise brut, diffus: celui de travailleurs paupérisés, angoissés pour leur avenir.» La preuve: un an après, tous les meneurs ont disparu ou presque. Les deux listes «gilets jaunes» aux élections européennes ont échoué. La Normande Ingrid Levavasseur a écrit un livre. La Bretonne Jacline Mouraud dénonce la «radicalisation violente». Le chauffeur routier Eric Drouet a eu maille à partir avec la justice (il s’en est sorti avec une amende de 500 euros). L’activiste Priscillia Ludosky suit, comme journaliste, la convention citoyenne pour le climat. «La question qui obsède les forces de l’ordre est: qui peut prendre le relais? concède une source policière. L’échec de novembre-décembre 2018, c’est de n’avoir rien vu venir.»
Une blessure devenue fracture
Et quel échec! La taxe sur les carburants, dont l’entrée en vigueur était prévue pour le 1er janvier 2019, devait être de 3 centimes sur le litre d’essence et de 6 centimes sur le diesel. Dès le premier jour de la mobilisation, environ 300000 «gilets jaunes» la contestent. Elle est abandonnée dès le 5 décembre. Mais le mal est fait: la blessure est devenue fracture. Les Champs-Elysées, haut lieu du tourisme, du luxe et de l’attractivité de la France, deviennent, à Paris, un champ de bataille social. Idem à Bordeaux, où l’emblématique rénovation du centre-ville a repoussé en périphérie les familles à budget modeste. Les radars routiers sont détruits ou aveuglés. Les autoroutes deviennent des cibles. La «start-up» Macron cale en rase campagne face à la colère du vieux monde à quatre roues: «Les sondages nous ont très vite montré combien la dépendance à la voiture, dans les zones rurales et les petites villes, a été le facteur déclenchant. Le taux de soutien aux gilets jaunes atteignait 60%, se souvient le politologue Jérôme Fourquet, auteur de L’Archipel français
(Ed. du Seuil). En revanche, il était beaucoup plus faible chez les personnes peu ou pas dépendantes de la voiture.»
Le bilan, un an plus tard: un coup d’arrêt majeur porté au quinquennat Macron, et l’impression qu’un climat révolutionnaire gronde en France. Lorsqu’il prend la parole le 10 décembre, dans un pays traumatisé, le président français décrète d’ailleurs «un état d’urgence social» et annonce pêle-mêle une revalorisation de 100 euros des plus bas revenus, un moratoire fiscal pour les retraités qui touchent moins de 2000 euros par mois et une prime de fin d’année accordée par les employeurs. Suivront le «grand débat national», ses milliers de rencontres avec les élus à travers le pays et de nouvelles mesures annoncées lors de sa conférence de presse du 25 avril, pour atteindre environ 15 milliards d’euros… tandis que le coût des dégradations publiques et privées varie entre 250 millions d’euros pour les assurances et 850 millions selon un rapport du Sénat.
De la jacquerie à la révolte
Le samedi 16 novembre, acte 53 des «gilets jaunes», serat-il celui d’un nouveau départ pour ce mouvement désormais désuni, divisé et contesté en raison de la violence qui a fini par s’en emparer? La grève générale du 5 décembre prochain, contre la réforme des retraites, sera-telle la nouvelle étincelle? Du côté de l’exécutif, c’est vers les élections municipales de mars 2020 et l’actuelle colère des paysans que les regards sont plutôt tournés. «On pourrait peut-être dire que le mouvement des gilets jaunes est une jacquerie qui s’est progressivement transformée en révolte, expliquait récemment à l’hebdomadaire
Marianne le sociologue Nicolas Framont. Au départ, il s’est agi de contester une taxe. Puis on s’est mis à contester le système fiscal dans son ensemble et le faible niveau des salaires et des prestations sociales. Puis le système éducatif…» Un engrenage de contestation qui a aussi mis en évidence, dans une France toujours hypercentralisée, l’affrontement entre grandes métropoles et villes moyennes de province. Un an après, le miroir des «gilets jaunes» reflète toujours, comme à Marseille avec la mort accidentelle de Zineb Redouane, de douloureuses blessures françaises.
«Les sondages ont très vite montré combien la dépendance à la voiture, dans les zones rurales et les petites villes, a été le facteur déclenchant»
JÉRÔME FOURQUET, POLITOLOGUE