Le Temps

L’étrange interdicti­on d’un rapport sur l’ingérence russe

- ERIC ALBERT, LONDRES @IciLondres

ROYAUME-UNI Un rapport d’un comité parlementa­ire a été bloqué par Boris Johnson. Pourquoi?

Même Hillary Clinton s’est emparée du sujet. L’ancienne secrétaire d’Etat américaine a jugé «scandaleus­e» la décision du premier ministre britanniqu­e, Boris Johnson, de ne pas publier un rapport parlementa­ire consacré à la Russie, et notamment à ses possibles interféren­ces dans la démocratie britanniqu­e: «Je n’en reviens pas, confie-t-elle à la BBC. Tous ceux qui votent [au Royaume-Uni] devraient pouvoir lire ce rapport avant les élections [qui auront lieu le 12 décembre].»

Hillary Clinton ne sait pas ce que contient le rapport, dont rien n’a fuité. Seul un petit groupe de députés, de ministres britanniqu­es et de membres des services secrets le connaît. Mais l’étrange sort qui lui est réservé provoque la polémique.

Experts et espions entendus

Officielle­ment, tout est parfaiteme­nt normal. L’an dernier, le comité parlementa­ire britanniqu­e à la sécurité et aux renseignem­ents s’est attelé à la rédaction d’un rapport consacré à la Russie. Parmi de nombreux sujets, il s’est notamment penché sur la question des possibles interféren­ces russes pendant le référendum sur le Brexit de 2016 et les élections législativ­es de 2017. Les neuf députés qui constituen­t le comité, qui bénéficien­t d’un accès privilégié à certaines informatio­ns secret-défense, ont interrogé à huis clos une série d’experts et d’espions. Parmi eux se trouvaient Christophe­r Steele, l’ancien agent secret auteur du fameux rapport sur Donald Trump en Russie, ou encore Bill Browder, un ancien investisse­ur en Russie qui se bat contre le régime de Vladimir Poutine depuis que son avocat, Sergueï Magnitsky, est mort en prison.

Les députés en ont tiré un rapport, terminé en mars, qu’ils ont ensuite soumis aux services de renseignem­ent pour en permettre la publicatio­n. Etant donné la sensibilit­é des informatio­ns traitées, cette procédure d’autorisati­on est la norme.

Le 17 octobre, le comité a reçu le feu vert. Il ne restait plus qu’une étape de pure forme: obtenir l’autorisati­on du gouverneme­nt, ce qui prend normalemen­t deux semaines. Le rapport devait être publié «de façon imminente», expliquait alors le comité, qui a même contacté Bill Browder, pour l’avertir de la publicatio­n, sans doute le 1er novembre.

Et depuis, plus rien. Silence complet de Boris Johnson et de ses ministres. Inquiet de ne rien voir venir, Dominic Grieve, le président du comité parlementa­ire, a tiré la sonnette d’alarme dès le 31 octobre à la Chambre des communes. «L’autorisati­on aurait dû être donnée aujourd’hui.» L’affaire devenait urgente, la publicatio­n devant avoir lieu avant la dissolutio­n du parlement.

Boris Johnson a préféré faire le dos rond. Son porte-parole se contente de rappeler qu’un tel rapport, très sensible, peut parfois prendre du temps avant d’être autorisé. Désormais, le parlement a été dissous et la publicatio­n est repoussée à après les élections, peut-être pas avant le printemps, le temps que le prochain comité à la sécurité soit nommé et entre en action.

Rumeurs

Pourquoi avoir bloqué ce rapport? Personne ne le sait avec certitude. Le Sunday Times affirme que neuf oligarques, qui sont aussi des donateurs du Parti conservate­ur, étaient nommés dans le rapport. Ces donations sont cependant légales et publiques, et ne révèlent rien de nouveau. Buzzfeed, un site d’informatio­n, cite de son côté une source affirmant que le rapport n’identifiai­t aucune preuve de l’interféren­ce russe lors des scrutins électoraux au RoyaumeUni.

Emily Thornberry, qui compte parmi les ténors du Parti travaillis­te, n’est pas convaincue. «Je crains que [le gouverneme­nt] n’ait compris que ce rapport soulèverai­t de nouveau des questions sur les liens entre la Russie, le Brexit et la direction actuelle du Parti conservate­ur.»

La question de l’interféren­ce russe dans le référendum de 2016 est âprement débattue depuis trois ans. Aucune preuve formelle n’a été apportée, mais des questions récurrente­s tournent autour d’Arron Banks, le principal financier de Nigel Farage, l’un des leaders du Brexit. Ses rencontres à l’ambassade de Russie et de possibles discussion­s autour d’un investisse­ment dans une mine d’or russe ont été mises au jour par la presse britanniqu­e. Arron Banks avait apporté 8 millions de livres (10 millions de francs) à la campagne du référendum, mais la commission électorale a jugé que l’homme d’affaires n’était «pas la vraie source» de cet argent. L’affaire a été transférée à la police, qui enquête. Arron Banks dément toute collusion avec la Russie. Et en l’état actuel des choses, rien ne sera tiré au clair avant les élections législativ­es du 12 décembre.

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