La Gambie, nouvel avant-poste de la justice internationale
AFRIQUE Au nom des pays islamiques, la Gambie vole au secours de la minorité des Rohingyas en Birmanie, victime d’un «génocide». L’action judiciaire du plus petit pays d’Afrique ouvre des perspectives à la justice internationale
La nouvelle est peu commune. La Gambie, le plus petit pays du continent africain, traîne en justice la Birmanie pour les massacres commis contre la minorité musulmane des Rohingyas. Les faits se sont déroulés à 10000 kilomètres et la Gambie n’a pas eu à en pâtir. Qu’à cela ne tienne, la Gambie a saisi lundi la Cour internationale de justice (CIJ) à La Haye. Contrairement à la Cour pénale internationale (CPI), cette enceinte n’a pas vocation à poursuivre les auteurs des crimes, mais est là pour trancher les différends entre Etats.
Le pays africain vise à faire reconnaître un «génocide» commis par l’armée birmane à l’encontre des Rohingyas, à faire cesser les abus contre cette minorité historiquement persécutée par la majorité bouddhiste de Birmanie et obtenir des réparations pour les victimes. Si la Gambie peut agir contre le pays d’Asie du SudEst, c’est que les deux Etats sont parties à la convention contre le génocide de 1948 et que le «crime des crimes» constitue une atteinte à l’humanité tout entière.
Les «actes de génocide se poursuivent»
La requête gambienne concerne les événements survenus à partir du mois d’octobre 2016, après que l’armée birmane s’est engagée dans de terribles représailles contre la population Rohingya suite à des attaques contre la police. Meurtres de masse, viols, villages et leurs habitants brûlés, au moins 10000 Rohingyas ont été tués, selon l’ONU. Cette campagne a aussi poussé à l’exode vers le Bangladesh voisin 700000 personnes. Selon la Gambie, «ces actes de génocide se poursuivent» et se sont même intensifiés depuis.
En première ligne, la Gambie n’est pas seule dans cette bataille judiciaire, qui pourrait durer des années. Elle a le soutien de l’Organisation de la coopération islamique (OCI), qui réunit 57 pays musulmans, dont le petit poucet gambien. L’OCI financera le collectif d’une dizaine d’avocats occidentaux agissant au nom de la Gambie. L’initiative gambienne est aussi le fruit d’un intense lobbying de dix ONG, pour la plupart américaines. Reed Brody, de Human Rights Watch, évoque un budget de «trois ou quatre millions de dollars sur trois ans» validé par les pays de l’OCI. «Cette action ne coûtera pas un seul centime au contribuable gambien», insistet-il, répondant aux critiques en Gambie qui défendent que le pays et ses ministres ont mieux à faire. «Il est important que la justice internationale ne soit pas réservée aux grands pays», plaide-t-il.
«Sauver l’honneur des pays musulmans»
«La Gambie sauve l’honneur des pays musulmans. Ils n’ont pas fait grand-chose en faveur des Rohingyas, tout comme ils ont renoncé à s’en prendre à la Chine pour les détentions massives de la minorité musulmane ouïgoure», commente Thierry Cruvellier, rédacteur en chef du site Justiceinfo.net, spécialisé dans la justice internationale. «Les décisions de la CIJ ne sont pas contraignantes mais elles ont une grande portée symbolique, estime le journaliste. Pour les Rohingyas, c’est une plateforme de choix.»
Le pays africain, lui, n’a rien à perdre. Et tout à gagner? «La Gambie démocratique veut se construire l’image d’un pays de justice. Depuis janvier, elle a entamé un processus remarquable pour explorer et réparer les crimes commis sous la dictature» de Yahya Jammeh, qui a régné de 1994 à 2017, poursuit Thierry Cruvellier. Le journaliste s’est rendu à plusieurs reprises en Gambie pour suivre les audiences de la Commission vérité, réconciliation et réparation.
La justice internationale n’est pas étrangère à la Gambie. La procureure générale de la CPI est Gambienne. Fatou Bensouda avait auparavant servi sous la dictature Jammeh. Le nouveau ministre de la Justice, Abubacarr Tambadou, est un ancien procureur au Tribunal pénal international pour le Rwanda. Il s’est d’ailleurs personnellement rendu dans les camps de réfugiés rohingyas au Bangladesh. «Quand j’écoutais leurs histoires horribles, cela m’a rappelé le génocide rwandais, a-t-il raconté au Washington Post. Le monde a manqué à son devoir d’assistance en 1994. Il échoue à protéger les Rohingyas vingtcinq ans plus tard.»
La CIJ entrera-t-elle en matière sur cette requête inhabituelle? Marcelo Kohen, professeur de droit international à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), ne voit qu’un seul précédent: l’action avortée de l’Ethiopie et du Liberia contre le régime d’apartheid de l’Afrique du Sud en 1960. «A l’époque, la cour avait été timorée. Je suis plus optimiste», avance-t-il. Entre-temps, la CIJ, saisie par la Bosnie en 2007, a estimé qu’il y avait bien eu un génocide dans l’enclave de Srebrenica en 1995. Le génocide des Rohingyas sera-t-il aussi reconnu?
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