Le Temps

La violence des pères au théâtre

La Zurichoise Katja Brunner au Poche, la Française Carole Thibaut au Théâtre Alchimic mettent sur le gril des figures paternelle­s perverses. En bordure de norme, leurs pièces affrontent les tabous

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff Trop courte des jambes, Genève, Poche, jusqu’au 15 déc., mais pas tous les jours. Faut-il laisser les vieux manger seuls aux comptoirs des bars, Théâtre Alchimic, jusqu’au 14 nov.

L’air du temps fait tomber les masques et les ogres sont nus. Symptôme? Sur nos scènes, les arrière-petits-fils d’Abraham, Laïos, Lear, tous faillibles, mordent la poussière. A l’affiche à Genève, respective­ment au Poche et au Théâtre Alchimic, Trop courte des jambes et Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars sondent, chacun à sa façon, cette alvéole par définition sensible où un père et une fille tentent d’accorder les violons de leur tendresse. Sauf qu’ici une perversion dévaste cet éden fragile.

Deux déflagrati­ons donc. Au Poche, c’est l’autrice zurichoise Katja Brunner, 28 ans, qui crée le malaise en disséquant une liaison fatale entre un père et sa fillette. La metteuse en scène Manon Krüttli plonge quatre comédiens dans une nasse où faits et figures flottent. On serait captif si la dramaturge, dont le texte a été couronné par un prix, ne cédait pas, dans sa deuxième partie, à une logorrhée morbide qui noie le propos.

Dans l’antre de l’Alchimic plein à craquer, Véronique Ros de la Grange révèle la griffe de la Française Carole Thibaut, auteure et directrice d’un théâtre à Montluçon. Un père en bout de course rend visite à sa fille. Ils sont brouillés depuis une éternité. Mais le temps presse: le vieil homme est malade. Le scénario est classique et efficace. Il est surtout remarquabl­ement servi par Camille Figuereo (comédienne toujours captivante), Jacques Michel et Thomas Diebold, dans le rôle du fiancé putatif.

Logorrhée morbide

Pourquoi Trop courte des jambes manque-t-il sa cible, passé le trouble initial? Les acteurs Jeanne De Mont, Aurélien Gschwind, Bastien Semenzato et Nora Steinig font ce qu’ils peuvent dans leur combinaiso­n blanche asexuée, cernés par des matelas en mousse. Ils n’incarnent pas, mais portent une parole douteuse, où le fantasme travaille, comme le ver, une vérité peut-être innommable.

On les écoute d’abord. Un père et sa petite fille s’aspirent, comme deux faons dans les bois, énonce l’un. La mère les surprend dans le lit conjugal, dans une posture équivoque, poursuit une autre. L’enfant défend cet amour à la face de la société. Le père s’enferre, jusqu’à commettre l’irréparabl­e.

Si on se lasse, c’est que le texte abuse d’images trash, comme si la stupeur de cette dégringola­de ne suffisait pas. Manon Krüttli ne sauve pas cette table de dissection, multiplian­t les petites touches, des riens qui tournent au tic de langage, à l’image de ces chutes brusques d’intensité lumineuse.

A cette inflation s’oppose l’économie de Carole Thibaut. Le père, complet bleu croisière, se dresse à main droite, une main sur la poignée de sa valise à roulettes. Il vient d’entrer dans la cuisine de sa fille. Elle se tient au premier plan, tendue sur ses talons. Entre eux, c’est une guerre froide de toujours.

Colère glacée

Faut-il alors vraiment attaquer les premières répliques avec cette rage au ventre, comme le font les interprète­s? Et souligner les coutures du drame par une bande-son parfois envahissan­te? Pas sûr. N’empêche que les comédiens tiennent ce cap du pire. Ils s’affrontent, une escarmouch­e ici, un coup de piolet là. Il lui rappelle l’enfant espiègle qu’elle était. Elle se souvient des coups qu’il lui a assénés, la cravache, la ceinture. «Mais c’était pour t’éduquer!» Ne devenait-elle pas violente, comme sa grandmère, comme lui-même, comme tous les rejetons de cette famille-là?

Deux bêtes saignées à mort se heurtent. Il n’y aura pas de trêve. Soudain, Jacques Michel met un genou à terre, foudroyé par la douleur. Camille Figuereo ne bronche pas, coeur d’albâtre qui ne peut pardonner ni même s’abandonner à la tendresse du jeune homme qui a ses faveurs. C’est le piège d’une fatalité qui se referme sur ce trio, l’angoisse insubmersi­ble de reproduire la fureur des aïeux.

Ce qui touche ici, c’est une vérité de sentiment. Le visage de Camille Figuereo, son vague poignant devant une bouteille qui ne chasse pas le spleen. Celui grimé, comme pour une ultime farce, de Jacques Michel, patriarche de carnaval funèbre. On pense alors à ce beau livre de Sorj Chalandon, Profession du père (Grasset). La folie d’un père est une ombre pour la vie.

Un père en bout de course rend visite à sa fille. Ils sont brouillés depuis une éternité

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