Le Temps

L’agent 55, infiltré en prison

Le procès en appel d’un employé de voirie, accusé d’avoir assassiné sa voisine, s’ouvre lundi à Genève. Plongée dans les détails de ce dossier hallucinan­t sur lequel planent l’ombre et les méthodes de l’agent 55. Cette investigat­ion secrète d’une intensit

- FATI MANSOUR @fatimansou­r

Un enquêteur s’est fait enfermer durant 23 jours à la prison de Champ-Dollon, à Genève, pour les besoins d’un dossier épineux

■ En cellule, il a créé une fausse proximité avec un détenu soupçonné d’avoir tué sa voisine. L’opération a nécessité l’interventi­on d’un second infiltré

■ Une fois sorti de ChampDollo­n, l’enquêteur est revenu à 15 reprises au parloir. C’est là qu’il a découvert le nouveau projet macabre du détenu

■ Lundi commence à Genève le procès en appel de ce dernier. Les méthodes de l’agent 55 seront au coeur des débats. La fin justifie-t-elle tous les moyens?

Il faut essayer d’imaginer la scène qui se déroule le 15 mars 2017 au Ministère public genevois. José, de son prénom fictif, prévenu particuliè­rement coriace, fortement soupçonné d’avoir éliminé sa voisine pour faire main basse sur ses économies, s’apprête à nier – comme il le fait avec aplomb depuis deux longues années – toute implicatio­n dans la disparitio­n de la retraitée. Pour cet employé de voirie, qui se croyait très rusé et qui s’est fait avoir par un agent infiltré envoyé en mission carcérale, cette audience d’instructio­n réserve de sacrées surprises.

José comprend tout d’abord que le procureur Endri Gega a mis la main sur le plan qu’il avait gribouillé en prison pour permettre à un complice de localiser les restes de sa victime. Le magistrat l’informe alors que des ossements humains, sans doute ceux de la septuagéna­ire, ont été retrouvés à l’endroit indiqué sur cette feuille. «Ah. Et alors? Je ne suis pas au courant, cela ne me dit rien», tente le prévenu.

Second choc. José apprend que tous ses parloirs ont été enregistré­s. L’audience (qui est filmée!) est suspendue, le prévenu s’entretient brièvement avec son avocat, puis passe aux aveux: «C’est moi qui ai fait tout ça, je ne sais pas ce qui m’a pris.» En fin de journée, c’est le coup de massue. Le procureur lui annonce que Paulo, son codétenu et confident, celui qui devait prélever un bout du squelette de la malheureus­e pour brouiller les pistes, est un policier sous couverture. «Silence», mentionne le procès-verbal. José est sonné.

Nicole, la disparue

Jamais procédure n’avait révélé une investigat­ion secrète d’une telle intensité pour élucider un crime déjà commis et dont l’auteur présumé est déjà arrêté. Les effets et la légalité de cette intrusion seront à nouveau débattus lors du procès qui s’ouvre le 18 novembre devant la Chambre pénale d’appel et de révision.

Plongée dans ce dossier hallucinan­t sur lequel planent l’ombre et la méthode de l’agent 55.

L’enquête débute le 20 mars 2015 lorsqu’un couple se rend au poste de police de Lancy pour annoncer la disparitio­n inquiétant­e d’une amie. Nicole, c’est elle, n’a plus donné signe de vie depuis le 6 février. Cette retraitée un peu fantasque, qui avait le don d’énerver le concierge et certains voisins en jardinant de nuit derrière l’immeuble ou en faisant le tri dans les poubelles des autres, adorait son chat Fripouille (qui sera retrouvé puant et couché en boule dans le local des containers), fréquentai­t la paroisse catholique du quartier et parlait parfois le chichewa avec son frère en souvenir d’une enfance passée en Afrique australe.

Ses proches la décrivent comme joyeuse, généreuse, expansive mais aussi comme angoissée et naïve. Un burn-out à son poste de directrice dans une grande entreprise de chimie, suivi d’une dépression, l’avait rendue plus instable et vulnérable mais personne ne l’imagine pour autant faire un tour du monde improvisé en laissant son frère et sa soeur dans l’angoisse, ni retirer sans raison les 40’000 francs économisés pour un possible séjour en EMS.

José, l’inquiétant voisin

D’emblée, les soupçons se portent sur José, le voisin du 9e étage, devenu le meilleur ami et l’homme à tout faire de Nicole. Né en 1966 à Salzedas, dans le nord du Portugal, venu à Genève à l’âge de 16 ans après une enfance à la dure passée à travailler dans les champs et à recevoir les coups d’une mère autoritair­e, divorcé et père de deux enfants majeurs, son profil révèle des aspects sombres.

Serveur, puis ouvrier du bâtiment, chauffeur livreur ou encore nettoyeur pour la commune de Versoix, l’homme détient près de 300000 euros sur ses comptes. Son rapport à l’argent est qualifié d’obsessionn­el, voire de maladif. Il n’hésite pas à ramasser et à faire fondre une dent en or trouvée dans une tombe, à dérober des guirlandes de Noël sur l’espace public ou encore à cacher des billets dans un poulet congelé. Sa fille fait de lui une descriptio­n peu flatteuse: «J’ai l’impression qu’il n’éprouve aucun sentiment pour personne. Je dirais que c’est quelqu’un de très froid. Personnell­ement, il me fait peur.»

La police découvre chez lui la carte bancaire de Nicole (et d’autres objets par la suite), le nom caviardé au feutre. José donne une explicatio­n rocamboles­que. Il aurait trouvé cette carte dans sa boîte avec le code pin et la mention «servez-vous». Il est arrêté dans la foulée, le 21 mars 2015. Malgré les nombreux éléments qui le lient à cette disparitio­n, le prévenu tient à sa version de l’ami vertueux qui ne sait rien de ce qui s’est passé.

Agent 55, le confident

Face à un mur, inspiré par la suggestion des enquêteurs lusitanien­s qui ont prêté assistance lors d’une commission rogatoire, le procureur obtient le feu vert pour lancer une mission d’investigat­ion secrète afin d’élucider le crime et retrouver le corps.

L’agent 55, affublé du prénom Paulo, membre de la police portugaise dans la vraie vie, entre en scène le 13 juillet 2015. Il est d’abord placé en détention avec José durant 23 jours et passe même quelques moments difficiles au cachot. Les conversati­ons à l’intérieur de la cellule, celles qui noueront le fort lien entre les deux, ne sont pas enregistré­es. Paulo est extrait de la prison à deux reprises pour être entendu par le chef de brigade qui établit ensuite son rapport. Un deuxième infiltré – l’agent 44 – est ajouté à l’opération pour assurer un rôle de relais ainsi que de soutien moral et logistique. Il fera une visite à Paulo à Champ-Dollon mais ne verra jamais José.

La mission de l’agent 55 – qui se fait passer pour un voleur de bijoux et se vante d’avoir tué impunément sur une plage du Cap-Vert – consiste à créer une relation pérenne avec José. A cet effet, Paulo écrit des lettres anonymes pour le compte du prévenu, il lui remet un natel (utilisé notamment pour influencer des témoins) qui sera placé sur écoute. Une fois remis en liberté, ce faux ami revient à 15 reprises pour rendre visite à José. Tous ces parloirs sont enregistré­s sur un support audio mais aucune image ne figure au dossier.

Histoires de famille

Le Tribunal des mesures de contrainte accepte, à intervalle­s réguliers, de prolonger et d’étendre ces mesures de surveillan­ce (avec voyages au Portugal) au motif, notamment, que José serait en train de préparer l’assassinat (ou la défigurati­on) de son beau-frère qui lui doit de l’argent. Avec Paulo dans le rôle du tueur à gages. Cette affaire dans l’affaire, sorte de mauvais scénario macabre, n’emportera finalement pas la conviction des premiers juges. José sera acquitté de ce volet, au bénéfice du doute. Le parquet fait appel sur ce point.

«J’ai l’impression qu’il n’éprouve aucun sentiment pour personne. Je dirais que c’est quelqu’un de très froid. Personnell­ement, il me fait peur»

LA FILLE DE L’EMPLOYÉ DE LA VOIRIE

Durant sa longue mission d’infiltrati­on, l’agent 55 visite les proches et notamment une soeur de José qui vit à Genève (il est le neuvième d’une fratrie de douze, dont trois sont décédés). L’histoire de cette famille, faite de relations incestueus­es, de violences et de rancoeurs, mériterait un récit en soi. Un père absent et alcoolique, une mère tyrannique qui prenait bassine et couteau en menaçant son garçon de 9 ans de l’égorger comme un cochon ou disait à sa fillette qu’elle allait la pousser dans la cheminée allumée. Des enfants cruels qui s’amusaient à blesser des animaux et à uriner sur leur chair à vif.

Les derniers parloirs

Pour savoir ce qui est arrivé à la retraitée, Paulo doit toutefois s’armer de patience. Ce n’est que le 27 janvier 2017, soit lors de sa treizième visite au parloir, que José lâche comment il s’est débarrassé du corps de «la vieille» en France. L’agent infiltré retourne le voir trois jours plus tard. Le prévenu dessine alors le plan détaillé du lieu isolé où il a jeté, puis brûlé au diesel le cadavre de la retraitée. C’est en bordure d’une route départemen­tale, sur la commune de la Plagne, en direction de Saint-Germain-de-Joux.

José et Paulo conviennen­t que ce dernier irait chercher un bout d’os, le crâne de préférence, pour le déposer dans l’entrée de l’immeuble où habitait la victime avec un mot «c’est moi, Nicole», afin de faire croire que le véritable meurtrier est encore en liberté.

Le 9 février 2017, l’agent 55 effectue sa toute dernière visite à Champ-Dollon pour annoncer à José qu’il a localisé l’endroit. Les deux anciens compagnons de cellule et de combines ne se reverront plus. Lorsque Paulo vient témoigner au Ministère public, après la découverte des restes et la révélation des mesures d’investigat­ion secrète, il prend place derrière une vitre. A cette occasion, le policier sous couverture se décrit comme «l’instrument» de José qui lui donnait des instructio­ns précises. S’agissant du crime, l’agent précise que le prévenu lui a dit, et surtout montré, avoir tué cette femme de ses mains.

Une descriptio­n controvers­ée

Cet élément sera déterminan­t pour forger la conviction du Tribunal criminel qui écarte la thèse de la dispute, suivie d’une chute accidentel­le, invoquée en vain par la défense. «Le tribunal se fonde sur les déclaratio­ns faites par le prévenu à l’agent infiltré selon lesquelles il avait fait à Nicole ce qu’il aurait dû faire à sa propre mère, en expliquant à trois reprises «ça n’a été qu’avec les mains», tout en mimant le geste de l’étrangleme­nt», précise le jugement du 3 avril 2019.

A entendre José, il s’est mal exprimé et les choses sont mal traduites. De Paulo, le prévenu dit qu’il posait trop de questions, déformait ses paroles, le forçait à tenir certains propos de crainte de perdre le seul ami qui lui restait, lui montait la tête s’agissant de son beau-frère, prenait des initiative­s, insistait en parlant de couper un doigt ou prendre une dent de Nicole, lui lavait le cerveau, l’entraînait dans une spirale mensongère alors que lui-même serait peut-être passé aux aveux avant. José a plus de peine à expliquer ces enregistre­ments où on l’entend rigoler en évoquant le corps brûlé de sa victime, ou la traiter de «pute» et de «salope».

Lors du premier procès, la défense, dénonçant la manipulati­on psychologi­que de longue haleine pratiquée par cet agent infiltré trop entreprena­nt, tente d’obtenir que les preuves ainsi recueillie­s (il y en a d’autres qui ne sont pas contaminée­s) soient considérée­s comme illicites et inexploita­bles. Trop tard pour contester la mesure, bottent en touche les juges, le recours devait être déposé dans un délai de 10 jours suivant l’annonce de cette enquête secrète.

Un procédé discutable

La controvers­e rebondira le 18 novembre prochain devant la Cour d’appel. José, désormais assisté de Me Yaël Hayat, compte se battre contre la qualificat­ion d’assassinat et la mesure d’internemen­t, tout en demandant une peine inférieure aux 20 ans infligés. Quant au rôle de Paulo, la défense espère que les juges examineron­t cette fois le procédé très discutable consistant à envoyer un agent infiltré user de toutes les ficelles pour soutirer des aveux à un prévenu, alors que le droit de ne pas s’auto-incriminer fait partie intégrante du procès équitable.

Un article du professeur de droit pénal zurichois Frank Meyer, paru dans la revue Plaidoyer et inspiré par cette affaire, vient apporter de l’eau à son moulin: «Espionner un suspect en détention le prive de ses droits élémentair­es à la défense, et ouvre la voie à des pratiques abusives.» En clair, même en présence d’un crime affreux, la fin ne justifie pas tous les moyens. ▅

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(GILLES LEPORE POUR LE TEMPS)

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