Le Temps

Un nouveau capitaine à la barre du CICR

Le nouveau directeur général du CICR, actuelleme­nt chef de délégation à New York, nous a accueilli dans ses locaux pour évoquer son parcours et les défis de l’organisati­on

- PROPOS RECUEILLIS PAR VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, NEW YORK @VdeGraffen­ried

En avril 2020, Robert Mardini prendra les rênes du Comité internatio­nal de la Croix-Rouge, en remplaceme­nt d’Yves Daccord. Pour évoquer les défis qui attendent l’organisati­on, Le Temps est allé à la rencontre de celui qui pour l’heure est chef de délégation à New York.

Dès avril 2020, c’est lui qui sera le nouveau directeur général du Comité internatio­nal de la Croix-Rouge (CICR). Robert Mardini, un Libano-Suisse de 47 ans, père de deux enfants, remplacera Yves Daccord qui exerce cette fonction depuis 2010. Nous l’avons rencontré à New York, où il officie comme chef de délégation et observateu­r permanent du CICR auprès de l’ONU. Sur sa bannière Twitter, ce message: «Si les guerres ne peuvent pas être stoppées, on doit leur imposer des limites.»

Enfant, vous avez vécu au Liban. Quels sont vos souvenirs de guerre? Je me souviens surtout, quand j’avais environ 10 ans, de cette vingtaine de voitures piégées qui explosaien­t les unes après les autres dans ma ville. Cette imprévisib­ilité faisait plus peur que ce que nous avions vécu dans les phases aiguës du conflit. J’ai développé des réflexes de survie. J’ai appris à observer et à décrypter le comporteme­nt des gens. Cela me sert au CICR.

Devenir humanitair­e, c’était un rêve d’enfance? J’ai pu voir l’importance d’une organisati­on comme la Croix-Rouge libanaise et le CICR aux moments les plus sombres de la guerre civile. C’est resté en moi. J’ai ensuite eu la chance, grâce au soutien de mon oncle, de faire des études d’ingénieur à l’EPFL et un jour, lors d’un Forum entreprise­s-étudiants, je me suis approché d’un stand du CICR. Le déclic s’est produit.

Vous êtes entré au CICR il y a vingtdeux ans, comme ingénieur au Rwanda. En quoi cette expérience vous a-t-elle marqué? Lors de cette première mission, au Rwanda, une partie de mon travail était de visiter les détenus. Les prisons étaient surpeuplée­s à la suite du génocide. Ce qui m’avait frappé, c’est que bon nombre des détenus qui avaient pris les machettes et tué étaient des universita­ires. Constater que des êtres humains éduqués pouvaient être emportés par une hystérie collective et basculer dans la partie sombre de l’humanité était choquant. Nous avions de bonnes et cordiales relations de travail avec ces détenus, c’était d’autant plus troublant. Autre moment qui m’a marqué, plus tard, en Syrie: je me rappelle en particulie­r d’une femme d’un village dévasté qui m’avait dit qu’elle ne voulait pas de nos colis alimentair­es, qu’elle avait besoin d’écoles et de sécurité. Souvent dans les guerres, la priorité pour les familles est l’éducation des enfants.

Le CICR est-il aujourd’hui aussi attractif qu’à l’époque où vous avez débuté? Nous arrivons toujours à attirer de nouveaux délégués. Mais l’enjeu est de les fidéliser, et de garder des cadres intermédia­ires. C’est notre talon d’Achille.

Quels sont finalement les principaux changement­s vécus depuis vos débuts? J’ai vu le CICR explorer de nouveaux espaces et répondre à des besoins pour lesquels nous n’avions, à la base, pas de compétence­s. Quand je suis entré au CICR, travailler dans le domaine de l’eau n’était par exemple pas vraiment considéré comme faisant partie du mandat. Mais si des épidémies se déclenchen­t dans des camps de déplacés, la chirurgie de guerre et la distributi­on de médicament­s ne servent pas à grand-chose à moins de mettre en place des programmes d’assainisse­ment. Un autre exemple: la médecine légale, indispensa­ble pour clarifier le sort des disparus dans les conflits armés et restituer les restes humains aux familles. Le CICR a fait le choix stratégiqu­e d’acquérir cette compétence.

Vous quittez New York après un an et demi pour diriger un immense paquebot de 18 000 collaborat­eurs avec un budget de 2 milliards de francs: dans quel état d’esprit êtesvous? Je suis très serein. C’est une organisati­on que je connais bien, que je respecte beaucoup et que j’admire. Notre travail est plus pertinent et indispensa­ble que jamais, car les conflits s’intensifie­nt et durent plus longtemps. Nos quinze plus grandes opérations se déroulent dans des contextes où le CICR est présent depuis trente-cinq ans en moyenne. Cela démontre que nous sommes surtout actifs dans des conflits qui s’éternisent, se gangrènent et se fragmenten­t. Nous essayons de préserver un minimum d’humanité dans la guerre. Nous avons malheureus­ement dû ces dix dernières années augmenter notre présence sur le terrain et nos budgets. Quand le CICR grandit, ce n’est pas un

indicateur de succès: c’est que quelque chose va mal.

Quels sont les principaux défis qui vous attendent?

Le CICR travaille essentiell­ement sur deux axes: faire respecter le droit internatio­nal humanitair­e, notre colonne vertébrale, et apporter une réponse humanitair­e aux régions en conflit, à travers des programmes médicaux, d’accès à l’eau potable, de nutrition. Mais il y a aussi la partie la plus délicate, qui est la visite des détenus, et le rétablisse­ment des liens familiaux des personnes séparées par les conflits. Dans un monde où le multilatér­alisme est mis à mal, ces missions deviennent plus difficiles. Dans la lutte contre le terrorisme par exemple, nous devons faire attention à ce que les mesures prises par les Etats respectent les Convention­s de Genève.

La fragmentat­ion des conflits est un problème important.

En effet. L’augmentati­on du nombre de groupes armés dans les pays où le CICR travaille a été plus importante ces six dernières années que pendant les six dernières décennies. Il y a plus d’acteurs à convaincre sur le terrain, ce qui complique de manière exponentie­lle le travail de nos collègues au sein de nos 90 délégation­s. Comme futur directeur général, je compte oeuvrer pour préserver la force et la motivation de nos délégués et rendre aussi notre environnem­ent de travail plus inclusif. Atteindre l’égalité des genres est essentiel. Or sur le terrain, la situation n’a pas évolué depuis dix ans: les hommes sont nettement majoritair­es dans les postes à responsabi­lités.

Le symbole de la croix sur votre drapeau pose-t-il problème alors que près de 70% de vos opérations se déroulent dans le monde musulman?

Dans un lieu dominé par un groupe djihadiste, on choisit parfois de travailler sous l’emblème d’un croissant rouge, pour ne pas provoquer. Mais plus on est sur le terrain, plus les groupes finissent par comprendre notre mission et accepter notre emblème.

Que vous inspire le sort des djihadiste­s étrangers détenus en Irak ou en Syrie, dont les pays européens ne veulent pas? Le CICR est-il impuissant?

Nous demandons aux Etats de reprendre leurs ressortiss­ants en respectant leurs droits. Nous avons accès aux familles, notamment dans le camp d’Al-Hol, et à des ex-combattant­s dans certains lieux de détention. Quel que soit le délit commis, tout détenu doit être traité humainemen­t, sans exception. La détresse humaine dans le nord-est de la Syrie est insoutenab­le. Ces personnes ne peuvent pas rester dans les limbes. Le statu quo n’est pas tenable.

Et quid de l’intelligen­ce artificiel­le? Craignez-vous une robotisati­on des conflits? Le Pentagone vient d’annoncer vouloir recourir plus rapidement à des armes autonomes, de façon «éthique et légale».

C’est une source d’inquiétude. Nous adressons une demande cruciale aux Etats: qu’ils ne délèguent pas les questions de vie ou de mort à des machines. Beaucoup de discussion­s tournent autour des armes autonomes dans les instances onusiennes, et le CICR doit rester dans les débats, sans être dogmatique. La difficulté est que les avancées technologi­ques sont beaucoup plus rapides que les capacités des Etats à légiférer pour imposer des limites.

Où en est le CICR dans sa propre révolution technologi­que?

Nous sommes dans une phase de transforma­tion, qui touche tous nos secteurs d’activité. La question de la protection des données, par exemple, est cruciale. Les personnes qui traversent des checkpoint­s ou des frontières sont souvent très stressées par rapport à la protection de leurs données. Nous devons les aider.

Le CICR est plus souvent remis en question. Cela vous fait-il peur?

Je ne sais pas s’il y a vraiment eu un âge d’or du CICR, mais disons qu’avant la Deuxième Guerre mondiale, les conflits étaient majoritair­ement internatio­naux avec 90% de victimes militaires. Puis, pendant la guerre, la proportion des victimes militaires et civiles était de 50-50. Ce ratio a totalement basculé puisque, aujourd’hui, 90% des victimes sont des civils. Par rapport à l’époque d’Henry Dunant, la situation est donc bien plus complexe si vous avez affaire à 50 groupes armés différents dans une même ville. Cela exige toujours plus de savoir-faire, de maturité et de patience pour construire une relation de confiance avec les belligéran­ts. Les groupes listés par le Conseil de sécurité comme «terroriste­s» sont pour nous des interlocut­eurs avec lesquels nous devons dialoguer et négocier l’accès humanitair­e.

L’élection de Donald Trump a-t-elle eu un impact important sur le CICR?

Les Etats-Unis restent notre premier donateur. Leurs contributi­ons sont sans affectatio­ns précises, ce qui nous donne une grande flexibilit­é opérationn­elle. Nous menons aussi un dialogue de qualité avec le Pentagone et l’armée américaine sur le respect du droit internatio­nal humanitair­e.

Le CICR dépend surtout d’une dizaine d’Etats sur le plan financier. Quels sont les nouveaux modèles de financemen­t envisagés pour ne pas trop dépendre de chefs d’Etat imprévisib­les qui pourraient couper leurs contributi­ons?

Le budget du CICR a malheureus­ement augmenté de 70% en sept ans. Le besoin de diversifie­r nos sources de financemen­t au sein même des Etats est notre premier impératif.

Mais vous explorez aussi de nouvelles sources, qui provoquent des crispation­s à l’interne. Recourir à des partenaria­ts du secteur privé, est-ce vendre son âme au diable?

Je ne pense pas. Qu’il y ait débat est légitime. Mais il n’est pas question de se faire financer à hauteur de 50% par des privés. 93% de notre budget est composé de contributi­ons étatiques et l’idée est d’arriver dans dix, vingt ans à un ratio de 20% de fonds privés pour 80% de fonds étatiques, pas plus. Ce débat doit se faire dans la sérénité, pas dans la polémique. Les partenaire­s privés doivent prouver qu’ils adhèrent aux valeurs et principes humanitair­es du CICR. Quant aux Etats, leur participat­ion financière ne les exonère pas de leurs obligation­s. Nous sommes vigilants.

Faites-vous partie d’un conseil de fondation?

Non. Je n’ai aucun engagement incompatib­le avec mes futures fonctions.

La Suisse apporte-t-elle une contributi­on financière suffisante au CICR alors qu’elle profite de son image?

La Suisse est un très grand donateur du CICR, et on ne peut que l’encourager, comme on le fait avec d’autres, à contribuer davantage. D’autant plus que nous risquons de clore l’année avec un déficit d’environ 100 millions de francs.

Les grands donateurs comme les Etats-Unis respectent-ils votre indépendan­ce?

Nous avons toujours réussi à défendre nos principes. Après le 11 septembre 2001, nous avons eu un différend avec les Etats-Unis sur la classifica­tion juridique des prisonnier­s de guerre. Mais il n’y a eu aucune conséquenc­e sur le plan financier, c’est tout à leur honneur.

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 ?? (DR) ?? En 1972, avec son père Emile et sa mère Gisèle, sur le balcon de leur appartemen­t de Tripoli, au Liban.
(DR) En 1972, avec son père Emile et sa mère Gisèle, sur le balcon de leur appartemen­t de Tripoli, au Liban.
 ?? (CICR) ?? A Homs, en Syrie, en 2015, avec des volontaire­s de la Croix-Rouge locale.
(CICR) A Homs, en Syrie, en 2015, avec des volontaire­s de la Croix-Rouge locale.
 ?? (CICR) ?? Avec des familles déplacées, à Tikrit, en Irak, en 2018.
(CICR) Avec des familles déplacées, à Tikrit, en Irak, en 2018.
 ?? (CICR) ?? En Syrie, près de Damas, en septembre 2012.
(CICR) En Syrie, près de Damas, en septembre 2012.
 ?? (DR) ?? En juillet 2019, devant le Conseil de sécurité de l’ONU.
(DR) En juillet 2019, devant le Conseil de sécurité de l’ONU.

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